JEFF BUCKLEY

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Le 29 mai 1997, Jeff Buckley disparaissait, emporté par les eaux tumultueuses du Mississipi. Gueule d’ange, voix céleste, charisme incandescent, l’artiste américain était apparu sur la scène internationale, seulement trois ans plus tôt, par la magie d’un album puissant et habité, fort justement nommé « Grace ». Nous avions eu la chance de le suivre et de le rencontrer sur sa première tournée française en 1995. A l’occasion des 25 ans de sa disparition, voici l’article que nous avions alors consacré à l’étoile filante Jeff Buckley.

Get Your Soul Out !

1994 a révélé de nombreux nouveaux artistes qui, dès le premier album se sont imposés dans le paysage musical international Parmi eux: Beck, Oasis, Portishead et surtout Jeff Buckley qui, en l’espace de six mois, a atteint un statut quasi-mythique par le biais d’un album lumineux, «Grace», et de concerts magiques. Rencontre et description du phénomène à l’occasion de sa première tournée française.

Scott Moorhead vu le jour le 17 novembre 1966 à Los Angeles. Son père l’ayant abandonné peu après sa naissance, c’est sa mère, Mary Guibert, qui l’éleva. De son propre aveu il reconnaît avoir eu une enfance et une adolescence assez libres. Initié très tôt à la marijuana et surtout a la musique par sa mère, violoncelliste classique et par son beau-père, garagiste de son état, et grand , amateur de rock. « Quand un adulte me demandait ce que je voulais faire plus tard, je lui répondais toujours : je veux faire de la musique ». A l’âge de huit ans, il rencontre brièvement son père, Tim Buckley, artiste mythique des 60’s (voix flirtant avec les anges, musique évoluant de la pop-rock au jazz céleste, carrière menée à l’encontre de toute logique de succès commercial). Il ne le reverra plus jamais car celui-ci meurt deux mois plus tard, le 15 juin 75, d’une overdose. Il avait à peine 27 ans. Quelque temps plus tard, après que sa mère est divorcée, il choisit de prendre le nom de Jeffrey Scott Buckley acceptant le lourd héritage que représente ce nom et marquant ainsi son attachement à ce père qu’il connaît uniquement a travers ses disques et ce que les autres disent lui.

Ayant grandi sous le soleil de Californie ; il ne s’est jamais vraiment senti à sa place dans ce décor idyllique, parfait pour symboliser l’Amérique bien portante mais peu propice à l’épanouissement d’un jeune homme à la vie intérieure bouillonnante et intense. A douze ans, il est déjà convaincu que son avenir se trouve ailleurs, dans cette ville, New York, où l’être prime sur le paraître. Symboliquement, c’est à l’occasion d’un concert en hommage à Tim Buckley où il est invité à chanter une chanson (Once I Was) que Jeff effectuera ce voyage d’Ouest en Est, synonyme pour lui de « nouvelle vie ». Ayant abandonné tout ce qu’il possédait et connaissait, il se retrouve seul mais prêt à s’assumer, porté par une foi en lui-même qui le transcende, « The rain is falling… And I Know my time has come », “Grace”.

Dans son quartier du Lower East Side, il existe une formidable concentration d’artistes en tout genre. Jeff se sent enfin exister même s’il doit parfois affronter la solitude et un dangereuse attirance pour l’héroïne. II commence a jouer dans des cafés comme le Fez, le Bang On et surtout le Sin-é où il s’exerce parfois à la plonge !

         «Le contrôle de ma vie m’échappe un peu. On me dit quand je dois me lever, où je dois aller, à qui je dois parler, on me donne de la nourriture qui ne me plaît pas forcément… Je rêve parfois de pouvoir aller dans un magasin, de m’acheter un morceau de pain et de faire mon propre sandwich »

Soir après soir, il attire de plus en plus d’admirateurs et acquiert une expérience de la scène qui lui permet de tenir en haleine le difficile et exigeant public des pubs. Le souvenir de cette période d’apprentissage est gravé sur son premier CD, Live at Sin-é, un mini-LP 4 titres paru sur le label Big Cat, Deux reprises y figurent, Je n’en connais pas la fin d’Edith Plat et The way young lovers do de Van Morrison, ainsi que deux compositions originales Mojo pin et Eternal life. Jeff Bucklev crée une musique personnelle, habitée par la passion. Simplement avec sa voix, pure et haut perchée, et sa guitare dont il tire des sons et des harmonies d’une grande richesse.

Suite à ce magnifique et. prometteur premier disque, les choses vont s’accélérer pour Buckley. Alerté par la rumeur, Columbia vient lui proposer un contrat où il dispose de l’entière liberté artistique. Jeff se met aussitôt en quête d’un groupe.

         « Tout ce que je peux espérer du public c’est qu’il sourit, qu’il crie… Alors je dis merci, et je les crois totalement »

« Je voulais trouver des personnes ayant une approche intuitive de la musique, jouant avec leur âme et s’investissant émotion nettement. Autrement la musique serait stérile… Michael Tighe (guitare) était mon ami depuis trois ans. Il a presque assisté à tous mes concerts solos. Mick Grondahl (basse) a été le premier à venir vers moi et à me dire qu’il aimerait travailler avec moi. Il était si honnête. franc et sincère que j’ai su que je devais le rappeler. Puis j’ai contacté Matt Johnson (batterie) que l’on m’avait recommandé. La première nuit où nous avons joué ensemble, nous avons mis au point « Dream Brother ». Toutes les idées, les arrangements sont venus naturellement comme dans un rêve… » Après quelques semaines de répétitions, le groupe entre en studio avec Andv Wallace (producteur, entre autres, de Rage Against The Machine !) et enregistre « Grace ». Album majeur, intemporel. D’une beauté rare, alliant fragilité et violence. Les réactions du public et de la presse sont unanimement dithyrambiques et l’intérêt autour de Jeff Buckley est savamment entretenu par Columbia qui sent bien qu’elle tient là un artiste hors du commun. Jeff et son groupe partent ensuite en tournée mondiale, Ils se produisent une première fois à Paris, le 22 septembre dernier au Passage du Nord-Ouest pour un concert éblouissant qui vient confirmer toutes les rumeurs qui couraient à son sujet. Le groupe parcourt ensuite les Etats-Unis, l’Angleterre et le Japon avant de s’attaquer à sa première tournée française qui se déroule dans des salles de contenance moyenne (500 à1000 places). Preuve de l’engouement de la France pour Jeff Buckley : toutes les dates sont sold-out, avant même le départ de cette tournée!

Mercredi 8 février – Toulouse

 

Première étape le 8 février à Toulouse, la magnifique cité des bords de Garonne. Ville étonnante tant par la richesse de son patrimoine (les innombrables bâtiments en brique roses, Le Capitole…) que par la jeunesse de ses habitants (plus de 110 000 étudiants !). Le Bikini, belle salle située dans la banlieue industrielle de Toulouse, affiche donc complet. Le public est jeune (hormis les vieux fans du père), connaît « Grace » par cœur et attend beaucoup de ce concert La première partie est assurée mollement par les hollandais de Bettie Serveert qui, heureusement, quitteront, sans gloire, la tournée le soir-même. La tension est palpable dans la salle lorsque soudainement le public laisse échapper un cri de bonheur au moment où apparaissent Jeff et ses musiciens. Arrivé le plus simplement du monde, il capte immédiatement le regard et l’attention grâce à son extraordinaire charisme. Chevelure ébouriffée, regard habité, sourire désarmant de naturel, aisance désinvolte il existe une ressemblance troublante entre ce personnage et le Jim Morrison des débuts! D’emblée, la salle est sous le charme. Buckley saisit un bottleneck et entame l’intro de « Last goodbye ».

Juste après « Dream brother » instaure un climat mystique avec ses intonations orientales et ses montées de tension. Le texte évoque à mots à peine cachés le souvenir de Tim. Quelqu’un dans la foule crie : « Get your soul out ! ». Oui, c’est de cela qu’il s’agit. Buckley dévoile son âme. Non pas par exhibitionnisme complaisant mais plutôt pour évacuer un trop plein d’émotion et le faire partager. Vient ensuite « So real ». Puis, Jeff se lance dans une longue introduction où se mêlent chant aérien et arpèges éthérés et attaque brutalement « Mojo pin ». Le morceau s’élève jusqu’au final où sa voix est au bord de la déchirure. Aux premières notes de « Grace », les gens manifestent leur plaisir. Ce titre, après ses passages répétés à la radio et à la télé se révèle être un « hit » inattendu. La version live diffère peu de la version studio. « Lilac wine » débute sur une suite d’accords dissonants et torturés avant de retomber sur le climat en apesanteur de la version de l’album. Jeff s’approprie avec une grande facilité ce chef d’oeuvre de Jonas Shelton (un illustre inconnu) qui a été popularisé par Nina Simone. « What will you say », un nouveau morceau qui déçoit un peu. La mélodie est facile et l’émotion semble un peu forcée sur ce titre, en retrait par rapport au reste du répertoire. « Eternal life » apparaissait sur le Live at Sin-é dans une version dépouillée et avait déjà été durci sur « Grace ». Sur scène, il devient carrément sauvage, impressionnant « Hallelujah » est un des titres les plus attendus du public. Sur cette chanson de Léonard Cohen empreinte d’une grande spiritualité, la voix de Jeff Buckley atteint des sommets de pureté. Un ange passe… En rappel, nous aurons droit à un autre inédit, un morceau qui ressemble assez au Cure – période Disintegration. « Nous jouions à Vancouver et il y avait une pression pour que nous enregistrions une face-B. Nous avons travaillé sur une idée de Michael. Mais la chanson n‘a pas de forme définitive, nous la modifions chaque soir. Je n’ai pas vraiment le temps d’écrire en tournée. Non… Seulement des petits bouts de mélodie, de riff de texte, quand j’arrive à m’isoler quelques instants. Par contre. le fait de beaucoup voyager apporte des idées particulières et renouvelle mon inspiration ». Le concert se termine sur l’hypnotique « Kangaroo » d’Alex Chilton et Jeff Buckley quitte la scène sous les acclamations du public, conquis. Dans la loge, deux groupies essayent vainement de le séduire. Il les éconduit poliment, restant en toutes circonstances aimable et attentif à tout ce qui se passe autour de lui. Il m’apprend qu’il vient de refuser la première partie de la tournée Page/Plant. « Je ne jouerai jamais dans les stades… Tu me vois chanter « Lilac wine » devant des hard-rockers! Non. c’est impossible. Mais c’est un honneur et une chose incroyable qu’ils me l’aient proposé… » Visiblement, il a du mal à réaliser l’engouement phénoménal dont il est l’objet et il semble désorienté par cette vie épuisante, privée de repère qu’il mène actuellement. « Le contrôle de ma vie m’échappe un peu. On me dit quand je dois me lever, où je dois aller, à qui je dois parler on me donne de la nourriture qui ne me plaît pas forcément… Je rêve parfois de pouvoir aller dans un magasin, de m’acheter un morceau de pain et de faire mon propre sandwich ! Pour ne pas déprimer, je dois me concentrer sur la seule chose qui m’intéresse vraiment : jouer ! ». Epuisé, il prend congé de nous et se dirige vers le bus où une courte nuit de sommeil l’attend.

Jeudi 9 février 1995 – Montpellier

Montpellier, ville du sud en constante mutation qui génère une activité culturelle et rock en particulier, très vivace. Le concert a lieu à Victoire 2, une salle pas particulièrement accueillante et qui manque de chaleur. Pourtant, à peine Jeff et le groupe entrent sur scène, on ressent quelque chose de fort et d’inexplicable. L’attention est plus grande, le public réagit instantanément et communique réellement avec la musique. Silencieux, les Yeux rivés sur Jeff lors des passages calmes et introvertis ou totalement déchaîné lorsqu’il se retrouve pris dans le tourbillon sonore d’ « Eternal life » ou « Kangaroo ». L’ordre des morceaux n’est pas le même que la veille : « Chaque soir est différent. Il n’y a pas de liste pré­établie. De même que chaque chanson est jouée différemment selon l’atmosphère et l’humeur ». Les titres s’enchaînent. Des versions époustouflantes tendues à l’extrême de « So real » et « Lover you should’ve come over ». Pour contrebalancer cette tension. Jeff dialogue et plaisante avec le public, répondant du tac au tac. A un imbécile « Tim Buckley ! », il rétorque un cinglant « You’re at the wrong concert, baby ! ». Il rejette toujours assez vivement toutes comparaisons avec son père. « J’espère que les gens n’oublieront jamais Tim. Car ils ne le peuvent pas ! Mais je n’écoute pas ses disques pour avoir de l’inspiration. J’ai d’autres héros ! ». Vient « Hallelujah » entrecoupé d’un couplet tiré du « I know it’s over » des Smiths, l’un de ses groupes favoris. Il cite d’ailleurs fréquemment Johnny Mars parmi les guitaristes qui l’ont le plus influencé. Le concert se termine, comme la veille, par « Kangaroo ». Mais alors que le roadie commence à éteindre les amplis et que les lumières de la salle se rallument, le public, encore sous le choc de ce concert magique, ne cesse de hurler et d’applaudir. Tant est si bien que Jeff revient. Il remercie encore et encore. Il est sincèrement touché par cette marque d’amour. « Tout ce que je peux espérer du public, c’est qu’il sourit qu’il crie… Alors, je dis merci et je les crois totalement ». Il se livre à quelques pitreries. Parodiant un tube dance du moment ou jouant une intro des Stooges. Et se lance dans une version échevelée de « The way young loyers do ». « J’ai repris cette chanson car un jour Michael m’a dit qu’il avait rêvé que nous la jouions tous les deux. Donc, je l’ai fait ! J’ai réalisé après coup que certains pouvaient trouver présomptueux de s’attaquer à un tel morceau. Mais finalement, ce n ‘est qu’une chanson… Elle sonne un peu jazzv car à l’époque j’écoutais du jazz à longueur de

journée. » Acclamations. Jeff sourit, lance un dernier « Bons rêves ! » et s’en va. On le laisse partir à contre-coeur.

Vendredi 10 février 1995 – Lyon

Vendredi 10 février. Arrivée à Lyon en début d’après-midi. A travers les embouteillages et la bruine, dans cette ville dont l’image pâtie actuellement des démêlés médiatico-juridiques de son maire. A 15 heures précises, a lieu une mini-conférence de presse, histoire d’approfondir le sujet et de mieux faire connaissance avec cet artiste si attachant.

« J’espère que les gens n‘oublieront jamais Tim. Car ils ne le peuvent pas ! Mais je n’écoute pas ses disques pour avoir de l’inspiration. J’ai d’autres héros! »

Qu’est-ce-que la Grace signifie pour toi ?

Ce n’est pas religieux, ni mystique. C’est très ordinaire. C’est cette chose qui rend les gens divins. C’est une qualité que j’apprécie énormément chez une personne. Particulièrement chez un homme car c’est très rare.

Que penses-tu des critiques qui trouve que « Grace » est surproduit ?

Il y a un journaliste à New-York qui m’adorait lorsque je me produisais en solo à Sin-é. Et subitement, quand « Grace » est sorti, il a déclaré: « J’ai été fou d’aimer Jeff Buckley ! Son album est totalement sur-produit. Bla-hla-bla » . Il pense que je l’ai trahi car j’ai évolué. Quand je crée en studio, j’ai la possibilité d’expérimenter toutes les idées que j’ai en tète, Je peux dire « j’ai besoin de ceci !Je ne veux pas cela ! ». C’est une sensation fantastique de pouvoir donner une existence à des sons, des émotions que l’on a en soi.

La plupart des chansons de l’album exprime la difficulté à gérer une relation amoureuse et le déchirement qu’amène une séparation. Que t’a apporté le fait d’écrire ces chansons ?

De mes expériences amoureuses et de ce que j’ai exprimé dans « Grace », j’ai appris à ne pas me reposer entièrement sur quelqu’un et à ne pas vivre à travers une personne.

En Europe, les critiques sont unanimement favorables alors qu’aux Etats-Unis cela semble différent. Comment expliques-tu cela?

En Amérique, un critique rock très influent, qui écrit dans de nombreux magazines et dont l’opinion fait autorité, m’a carrément insulté Il pense que je suis perturbé, que je ne sais pas où je vais, que je m’éparpille. Il n’arrive pas à me cerner, a me classer et de ce fait, nie rejette en bloc. Je ne suis pas dérangé Il y a juste que je ressens différentes émotions et que je les exprime de différentes manières, avec différents sons. Car c’est comme cela que ça doit sonner! Les gens ont plusieurs personnalités à l’intérieur. Mais ils sont toujours eux-mêmes. Ils peuvent être naturellement sereins ou torturés. Chacun a en soi des états, des sentiments totalement opposés. Et la musique reflète ces paradoxes. Tous les arts le font. Mais la musique probablement plus que d’autres. Il y a quelque chose de spécial avec la musique qui rend les gens « fous » dès qu’ils l’écoutent. Ils la détestent ou ils l’adorent mais elle provoque plus de réactions qu’un film, une sculpture ou une peinture. C’est un art étrange… Celui qui se rapproche le plus du rêve. Je ne peux pas expliquer ou formuler un son. J’aimerais mais je ne peux pas.

Quels sont les artistes dont tu ressens le plus l’influence?

Je crois que les artistes qui m’ont le plus marqué sont ceux que j’ai écoutés étant enfant comme Led Zeppelin, Joni Mitchell. MC5, Billie Holliday, Nina Simone, Patti Smith, John Lennon puis, plus tard. Siouxie (j’ai beaucoup d’elle dans ma voix), Nick Cave (surtout quand il était dans Birthday Party), les Smiths… Je suis fans de milliers de gens. En les écoutant, ils me rappellent toutes les possibilités d’expression. C’est cela l’inspiration ! Actuellement, il y a toujours beaucoup de bonnes choses mais elles sont plus underground. L’émulation est une chose importante. C’est la raison pour laquelle les années 60/70 étaient si fantastiques. Il y a eu les Beatles et tout le monde a fait : « Oooouuaaahh ! », puis Jimi Hendrix : « Woohh ! On peut faire ça ! » et ensuite James Brown, les Stones, les Beach Boys, les Doors, etc.

Les structures de tes chansons sont assez éloignées des formats habituels de la pop…

Oui, j’ai entendu tant de chansons bâties sur le même moule (couplet-refrain-couplet-refrain-pont-fin) que ça ne me satisfait plus. Je préfère avoir une approche plus libre de l’écriture.

De ce point de vue. Bob Dylan est une de mes principales influences. Je n’ai que des éloges à lui faire. Il a rendu la poésie vivante et actuelle, alors que c’était quelque chose de dépassé. Et il a constamment renouvelé les règles de ce que doit être un artiste rock moderne. Je l’ai rencontré une fois. J’étais terrifié et il m’a dit quelque chose que je n’oublierai jamais: « Make a good album, man ! Just make a good album ! ». Et j’ai fait « Grace ».

Justement, comment vois-tu ton prochain album?

En devenant un meilleur artiste, j’aimerais être plus capable d’exprimer la joie, le bonheur. Je ne veux pas être comme Sisters of Mercy, toujours dépressif. J’aime Sisters of Mercy mais je veux que ma musique reflète chaque part de m’a vie. Tout ce que j’ai à faire, c’est m’exprimer, être moi-même. Je ne dois pas me cristalliser sur ce que j’ai déjà fait. Mon succès sera de réussir le prochain album.

L’entretien aurait pu encore se prolonger mais le manager. intervient sèchement pour y mettre fin. Dommage! Le soir-même, retour au B-52, un club de petite taille, à l’atmosphère feutrée, cadre idéal pour un concert intimiste et. chaleureux. Le début du concert est perturbé par un petit problème de câblage que Buckley détourne à son avantage en se lançant dans une improvisation a capella pendant que le roadie s’affaire à changer le câble défaillant. Le concert se déroule ensuite tout à fait normalement mais la performance de Jeff est un peu en-dessous de ce qu’il peut faire. Lui et son groupe semblent fatigués et un peu absents, ce soir-là.

Comme s’il y avait quelque chose dans l’air qu’il n’arrivait pas à saisir continuellement. D’un « Mojo pin » débordant d’intensité électrique, il passe à un « Lilac wine » approximatif. Mais il ne perd pas pour autant sa formidable aptitude à dialoguer avec le public, à l’amuser pour mieux asséner ensuite un « Eternal Life » dévastateur.

Samedi 11 février 1995 – Paris

Jeff est de retour dans la capitale française, ville qu’il affectionne tout particulièrement étant un grand fan d’Edith Piaf. Vers 18 heures, après le sacro-saint rituel de la balance, il restera près d’une heure avec Michael Tighe à perfectionner les arrangements de « So real ». Preuve qu’il n’est pas lassé ses chansons et qu’il cherche constamment à les améliorer. Le soir venu, on sent qu’il y a une pression particulière à Paris : France-Inter enregistre le concert, une équipe de M6 s’est déplacée pour effectuer un reportage et on remarque la présence de nombreux journalistes, photographes et autres personnalités. Le Bataclan est évidemment plein. Le public parisien accueille Jeff Buckley dans une grande clameur. Les photographes se ruent sur leurs appareils (« Seulement pendant les trois premiers morceaux et surtout, pas de flash ! ».). « Qui était là, la dernière fois ? » demande-t-il avec un grand sourire. Après 1h30 d’une performance intense, il offre un long rappel en solo avec une splendide version de « Tbe way young loyers do », un medley d’airs de Piaf et un long et solennel « Hallelujah » qui s’élève dans un silence de cathédrale.

On sort de là ébranlé. Plus fort, plus vulnérable. A la fois seul et comme faisant partie d’une communion de pensée. En tout cas, ce qu’apporte Jeff Buckley et sa musique, c’est de ressentir plus intensément. Nul ne sait comment il va évoluer mais le souvenir de ces concerts et la magie de « Grace » resteront. il sera de retour en France début juillet, à l’Olympia, au festival de Fourvière à Lyon et aux Eurockéennes de Belfort. Quant au prochain album, il faudra patienter jusqu’au printemps 96. Entre temps, Buckley devra éviter de se faire happer par la spirale du succès et résister aux démons qui ont emporté son père et tant d’autres. La meilleure chose que l’on puisse lui dire ? « Make another good album, man ! »

Philippe Perret

(Article « Get your soul out! » publié dans le magazine L’Indic, en mars 1995.)

jeffbuckley.com

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