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Depuis plus d’une décennie, l’artiste danoise Agnes Obel, s’inscrit comme l’une des chanteuses les plus remarquables de sa génération. Après trois albums auréolés de platine et d’or, la chanteuse, encensée par les critiques unanimes quant à l’étendue de son talent, annonce son grand retour à travers le lancement d’une nouvelle tournée et la sortie de son nouvel album « Myopia ». Véritable invitation au voyage, le nouveau disque d’Agnes marque par son originalité et touche par sa sensualité. Rencontre avec une jeune musicienne au regard souriant et à la voix enchanteresse.
Comment s’est déroulé votre concert hier soir à Paris ?
C’était génial ! J’ai passé un moment merveilleux. Le public s’est montré absolument adorable avec moi. Les gens m’ont vraiment aidé à surmonter ma nervosité. Jouer live est toujours une expérience très impressionnante. Mais oui, tout s’est très bien déroulé.
Quel sentiment cela-vous procure-t-il de séjourner dans notre capitale ?
J’adore Paris c’est vrai. Cela fait partie des privilèges de partir en tournée internationale. Découvrir et retrouver des endroits formidables. J’aime me retrouver de tous ces petits détails qui font le charme de chacune des grandes villes et que l’on ne retrouve pas nécessairement à Berlin.
A quel moment de votre vie avez-vous pris conscience de la nécessité de faire jaillir toute cette musique hors de vos doigts ?
Hum… Voyons… Je dirais que j’ai commencé à pratiquer la musique bien avant la prise de conscience d’un éventuel potentiel. J’ai reçu une initiation et un apprentissage du piano dès l’âge de quatre ans. Comprenez bien qu’il m’est difficile dans ces conditions de me remémorer mes débuts quels qu’ils soient. Plus tard, j’ai le souvenir d’avoir ressenti de puissantes émotions. Je peux, en revanche, vous mentionner, précisément, mon ressenti la première fois qu’une pièce de Debussy a effleuré mes tympans. J’avais dix ou onze ans, mon professeur de piano essayait de me faire traduire une partition. Mais je n’étais pas réellement dotée de talent dans cet exercice. Aussi, pour m’aider, mon professeur plaça le disque du morceau dans son lecteur CD. C’était « Clair de Lune ». Ce fut une expérience qui me transporta littéralement hors de mon corps. Un voyage quasi spirituel qui m’emmena au loin. Ce jour-là, je compris que la musique pouvait dégager quelque chose de merveilleusement fort.
En 2017, vous avez repris la chanson « Hallelujah » en hommage à Leonard Cohen, ainsi que le titre « Between The Bars » d’Elliott Smith. Quelle importance revêtaient ces deux artistes à vos yeux ?
Leonard avait, et a encore, à travers ses enregistrements, cette faculté de mettre des mots là où les êtres humains n’y parviennent pas. Il a transcendé les émotions par le biais de sa musique, de ses chansons, que ce soit l’amour, le pouvoir ou le désir. En cela, oui, l’œuvre de Leonard Cohen a eu un impact direct et indéniable sur mon travail. J’admire immensément son art. Elliott Smith nous a quitté en 2003, on parlait d’un suicide à l’époque. J’ai toujours été charmée par sa façon de jouer de la guitare, son originalité concernant son approche de la composition musicale.
Il règne, dans votre musique, une atmosphère flirtant avec la notion du sacré. Vous considérez-vous comme une artiste religieusement influencée ?
Eh bien, en fait, je ne suis même pas baptisée (rires). Je ne me considère clairement pas comme une personne religieuse, cependant, en contrepartie, j’avoue vouer une passion totale pour la musique religieuse. Je conçois parfaitement que l’on puisse entrer dans une sorte de communication avec l’univers par le biais de la musique. Mes plus grandes expériences sensorielles ont été vécues à travers la musique. Je perçois l’évidence qui lie les différentes religions, ayant vu le jour à travers les âges de notre humanité, et la musique sous toutes ses formes. Je m’identifie intégralement à travers cela, je suis très curieuse de tout ce qui concerne la dimension traditionnelle de la musique en général. Mais encore une fois, je ne me sens vraiment pas investie d’une religion en particulier. Mon intérêt se porte beaucoup plus vers les sciences.
La simplicité de votre musique se reflète-t-elle dans votre tempérament ?
J’aime le penser oui (rires). L’humilité, en particulier, représente, d’après moi, une qualité essentielle à la composition musicale de qualité. Les certitudes, dans le monde de l’Art, sont sources de danger. Je crois aussi qu’il est nécessaire de se montrer curieux de tout, et surtout du travail des autres. Chacun d’entre nous évolue dans un univers qui est sien. Et comprendre les univers de nos contemporains c’est faire un pas vers la compréhension de l’univers dans sa globalité. Ne pas entreprendre cette démarche d’ouverture, c’est s’exposer au cynisme.
Dans quelle mesure vos origines scandinaves influencent-elles votre inspiration et votre mode de composition ?
La principale caractéristique, résultant de mes origines scandinave, est sans conteste mon absence de crainte face au minimalisme. Ne pas hésiter à inclure des moments calmes, des silences, dans le corps de ma production.
Comment avez-vous défini le cadre concernant la composition de votre nouvel album « Myopia » ?
« Myopia » s’inscrit directement dans la suite de « Citizen of Glass ». Cet album représente l’intérieur de « Citizen of Glass ». Il s’agit d’une véritable focalisation interne, là où « Citizen of Glass » abordait plutôt le côté technologique de mon environnement. On peut y percevoir comment ces deux univers interagissent intrinsèquement.
« Myopia », le nom de cet album est-il donc lié à cette idée d’une vision biaisée de la vie telle qu’elle s’affiche aux yeux des êtres qui la traversent ?
Absolument. Il s’agit de cela d’un côté, et de l’autre, je souhaitais retranscrire le plus fidèlement possible ma conception de la puissance de l’esprit. Cet outil incroyable, inhérent à la notion de créativité et tout ce que celle-ci peut apporter de magnifique mais aussi de destructeur si tant est que son utilisateur n’ait pas un regard conscient sur cette fragile balance. Fragilité sous-jacente à la superficialité de ces technologies dans lesquelles nous baignons. De fait, « Myopia » traite aussi implicitement de ma mémoire et des choix qui en constituent la membrane.
Vous pensez que notre identité se construit à travers notre mémoire ?
Je pense, en effet, que notre mémoire, consciente et inconsciente, définit la plus grande partie de notre être. Notre famille, nos amis, notre sens du relationnel, nos actes, nos regrets, nos remords, notre expérience, le souvenir du premier contact avec l’herbe sur le sol…
Votre nouvel album ne comporte que quelques chansons. Comment savez-vous quand le moment est arrivé de conclure une œuvre ?
Il y a, bien évidemment, une question de feeling, de ressenti. Mais je vis de véritables histoires d’amour avec mes chansons. Aussi, mettre un point final à un album est toujours quelque chose de difficile pour moi. D’autant plus que, mon imagination produisant beaucoup plus de d’idées qu’il ne m’est possible d’en retranscrire sur les partitions, l’aboutissement d’un disque devient systématiquement l’origine d’un autre. En général, j’ai recours à mon conjoint pour ce qui est de finir un enregistrement, quelqu’un pour me dire que, peut-être, il est temps de boucler.
Votre musique accompagne, à merveille, la vie de tous les jours. En parallèle, la musique est-elle omniprésente dans votre esprit au quotidien ?
Oh oui (Rires). Le sablier de mes journées voit, inlassablement, s’écouler des notes de musique. Mais, depuis peu, les mélodies d’autres compositeurs viennent s’y ajouter. Cela m’aide pour apporter un peu de calme dans mon esprit. La musique m’aide à résoudre ce que l’on pourrait, en quelques sortes, considérer comme des conflits internes. Par exemple, si, pour une raison ou pour une autre, j’éprouve de la claustrophobie, écouter de la musique peut m’aider à me relaxer. La musique m’aide à garder une vision exhaustive des choses qui m’entourent.
En dix ans, votre musique a-t-elle évolué à travers vos quatre albums ?
Considérablement. L’évolution s’est surtout faîte sur une association maturité/technologie. Lors de l’écriture de mon premier album, j’étais adolescente, je ne connaissais rien des techniques d’enregistrement. Mon travail des débuts est brut, instinctif. Avec le temps, j’ai appris à concilier mes envies, mes attentes, avec les possibilités mais aussi les contraintes associées aux modes de production et aux concerts. La notion de scénographie est également devenue une donnée très importante pour moi.
Vous avez, sur l’album « Myopia », mis au point et utilisé un piano organique reprenant les sonorités de votre propre voix. Comment avez-vous réussi à réaliser un tel instrument ?
Avec « Myopia », je m’étais fixé un challenge, retranscrire musicalement ma mémoire et mes rêves. Il me fallait donc un instrument m’autorisant cette prouesse. C’est ainsi que l’idée de ce piano a surgi. Le reste ne fut, alors, que recherche technologique. Pitcher et sampler ma voix de manière à obtenir ce son organique.
Votre musique s’accompagne d’un sens aigu de la cinématographie. Etes-vous influencée par le cinéma ? Les vieux films ?
Le cinéma, en ce qui me concerne, focalise tout mon intérêt dès qu’il ne s’agit plus de musique.
Je trouve passionnante la façon avec laquelle films et musique peuvent entretenir une conversation ensemble. J’adore aller au cinéma. Même lorsque, si parfois, comme tout le monde, je ne suis pas d’humeur à sortir et pourrait amplement me contenter de rester à la maison pour visionner un film sur mon ordinateur, le fait de finalement me retrouver assise dans un amphithéâtre, immergée dans l’image et le son, m’emplit de bien-être. Bien entendu, d’un point de vue créatif, on ne se situe pas, je pense, au même niveau qu’avec la musique. Je veux dire par là que, regarder un film, c’est un peu se plonger dans une interprétation visuelle d’un scénario ou bien d’une œuvre littéraire réalisée à travers le regard d’une tierce personne.
D’après votre expérience, qu’il y a-t-il de plus fascinant dans le fait de se produire en tournée ?
Définitivement le fait d’offrir la performance la plus parfaite qui soit lors de chaque représentation. C’est une incroyable responsabilité. Que ce soit aussi bien vis-à-vis des spectateurs qui ont acheté leur place que de l’équipe m’accompagnant. Je leurs suis, à tous, extrêmement reconnaissante. Il y a une vraie gageure dans le fait de monter sur scène pour toutes ces personnes tout en s’efforçant de parvenir à oublier leur présence afin de passer outre la vulnérabilité artistique qui caractérise invariablement ce moment. A chaque concert, les dés sont relancés, tout peut arriver, il faut accepter de ne plus être intégralement en position de contrôle situationnel.
Avec votre expérience des tournées, vous êtes-vous, d’ores et déjà, projetée dans ce que pourrait être l’accueil de « Myopia » par votre public ?
Oui bien sûr, mais l’exercice est difficile. Durant mes tournées, je deviens un réceptacle à émotions. Je recueille tout ce que le public peut avoir à fournir en termes de réactions. Pour que mes chansons soient accueillies dans de bonnes conditions par l’auditoire, j’essaie autant que possible, de recréer l’état d’esprit et l’atmosphère dans lesquelles je les ai écrites. Mais c’est toujours un peu angoissant, c’est vrai, je l’avoue. Reproduire l’album en live est toujours un défi en soi.
Pensez-vous que cette tournée sera différente des précédentes de par sa nature ?
Techniquement il y plus de pression, le facteur test est très présent. Pour le reste, un concert demeure un effeuillage de soi, de son esprit. Un concert est étrange car il force l’artiste à se dénuder littéralement à s’offrir en faisant fi de sa pudeur.
Si, aujourd’hui, vous pouviez rencontrer la jeune Agnès Obel de dix-sept ans qui s’apprêtait à rejoindre un groupe de rock en tant que bassiste, que lui diriez-vous ?
Je crois que je lui conseillerais de se lancer plus tôt. A l’époque, la plupart de mes premières chansons étaient déjà écrites. La jeune Agnès Obel savait qu’elle avait un projet à réaliser, une œuvre qui lui tenait à cœur à créer. Mais, comme la plupart d’entre nous, confrontée à une telle situation, elle était pleine d’appréhension. Je savais ce que je voulais faire, mais il était plus facile de se dissimuler au sein d’une formation musicale que de se présenter, seule, face à un public. Donc oui, je lui dirais cela : n’aie pas peur, fais le !
Quel livre aimeriez-vous savoir être lu en même temps que votre musique est écoutée ?
Hum… question difficile. Personnellement, j’aime écouter de la musique pendant mes voyages, dans ma voiture, le bus, le train. Vraiment, j’adorerais que les gens découvrent mes chansons lors de voyages. J’avoue ne pas m’être posée la question quant à l’éventualité d’un mariage entre ma musique et un livre.
Votre propre musique vous émeut-elle de la même façon qu’elle touche votre auditoire ?
La question est pertinente car, en effet, lors de la composition de chacune de mes chansons, vient le moment durant lequel je tombe, immanquablement, amoureuse de celles-ci. Alors oui, je le pense vraiment. Créer un titre, puis travailler et retravailler dessus, finit par humaniser la musique, lui donner un visage. Une relation très intime se noue entre la création et celui ou celle qui en est l’investigateur. Je crois que j’ai toujours fait de la musique afin de retrouver encore et encore cette émotion, ce sentiment fort et précieux à la fois. Ces chansons font partie de moi, je vois grandir en elles les différents potentiels qui les définissent.
Quels sont vos futurs projets concernant votre après tournée ?
J’ai déjà quelques chansons qui pourraient être le début d’un nouvel album. La question s’était posée de savoir si elles devaient apparaître sur « Myopia » mais, vraiment, elles sont déjà une source d’inspiration pour une prochaine production.
Aurélie Kula
Crédit photo : Alex Brüel Flagstad