Le producteur français Wax Tailor est de retour avec un 6ème album : « The Shadow of Their Suns ». Dense et engagé, cet opus brille comme une chandelle au milieu des ténèbres. Rencontre avec un artiste prolifique.
Votre nom d’artiste : « Wax Tailor », est il une déclaration d’amour au support vinyle ?
C’est clairement la base, évidemment la cire fait référence au vinyle et ma création musicale est faite à partir de ça. Je fabrique des instruments et des mélodies avec des samples tirés de vinyles donc cela fait de moi un tailleur de cire par la voie de fait. C’est aussi parce qu’avant d’avoir ce projet je faisais du rap, j’écrivais toujours les textes en premier et une fois que c’était fini je disais « voilà maintenant il ne reste plus qu’à faire le costume en faisant la musique autour ». Donc au final, je trouve que cela me résume parfaitement : être tailleur de cire, c’est mon quotidien.
Pouvez vous nous en dire plus sur votre parcours avant l’aventure Wax Tailor ?
J’ai commencé à écouter du rap vers 12 ans, j’étais vraiment fan de hip hop. J’ai essayé la danse et le graffiti et je suis devenu rappeur car à l’époque je n’avais pas les moyens de m’acheter l’équipement pour devenir DJ. Là, avec un micro à 20 francs, je pouvais devenir rappeur ! Grâce aux hasards de la vie, j’ai trouvé une opportunité pour travailler dans une radio associative vers l’âge de 16 ans. C’était au moment de l’explosion de la scène alternative en France. Ça a été une grande chance pour moi, une époque de formation, j’allais faire des interviews de The Roots , Cypress Hill, I AM. Ça m’a aussi permis de comprendre comment marchait l’économie musicale. J’ai monté mon label en 1998 et commencé à faire du breakbeat DJ. J’avais plein de projets différents et Wax Tailor est progressivement né comme ça. Avec cette envie de regrouper sur un seul disque toutes ces différentes facettes de moi, créer un univers qui me caractérise. J’ai sorti mon premier EP en 2004 et mon premier album en 2005. J’avais 30 ans. Ça m’a amené au-delà de tout ce que j’avais pu espérer et cela continue encore à me surprendre tous les jours.
En tant qu’autodidacte, comment vous êtes vous construit ?
J’ai un rapport à la musique qui est très instinctif, j’ai assez vite bricolé, je n’avais pas de sampler au début alors je travaillais avec des doubles cassettes ou un magnéto à bande revox.
J’ai senti qu’il ne fallait pas que je change, que je continue à appréhender la musique avec des choses pas forcément logiques : j’ai une sensibilité musicale, mais sans règles. J’ai un côté très enfant sauvage, ce n’est que plus tard, grâce à une de mes petites amies que j’ai découvert ce qu’était une mélodie majeure, une mélodie mineure ou une blue note. Je n’ai pas reçu de culture au niveau musical, ma famille n’était pas très branchée là dessus.
Quelles sont les symboliques du titre et de la pochette de votre nouvel album ?
Après avoir passé deux ans en tournée, je suis rentré et je suis tombé sur des textes que j’ai écrits il y a longtemps. Deux phrases m’ont accrochées : « c’est pendant leur sommeil que l’on clame ce qu’ils ont tu, à l’ombre de leurs soleils, on cultive la lumière crue ». C’est quelque chose que je ressens viscéralement, je le résumerais en disant : c’est une forme de conscience de classe que j’ai depuis que je suis jeune, étant issu d’un milieu populaire. Et depuis lors, ça me travaille, je remarque même ce phénomène dans l’industrie musicale où il y a beaucoup « d’entre soi », de « fils de ». Je ne suis pas revanchard, je constate juste que c’est une réalité. Dans chacun de mes albums, il y a un titre politique. Je ne suis pas politisé mais j’ai une conscience. « The shadows of their suns », c’est nous, cette grande masse qui essaye de vivre ensemble.
La pochette est partie de l’idée de résumer tout ça avec un message simple et clair. Cette photo a été inspirée d’un livre sur la vie des mineurs. Pour moi ils sont l’incarnation des exploités, ce sont les damnés de la terre, les raisins de la colère. J’aimais cette symbolique de la main de travailleur, avec un poing levé revendicateur.
Quel regard portez vous sur votre album ?
C’est l’album d’un homme qui a passé la quarantaine et qui se questionne, même si je constate qu’aujourd’hui j’ai un statut privilégié. C’est très dérangeant d’arriver à cet âge et de voir que rien ne bouge. Ce n’est pas du pessimisme, c’est une sorte d’amertume. Ce n’est pas possible que l’on en soit encore là. J’ai grandi dans les années 80 avec cet esprit d’ultra libéralisme débridé et puis il y a eu le 11 septembre 2001 et là nous sommes rentrés dans une autre phase. Au-delà du système qui est déjà ce qu’il est, on rajoute la peur, le soft power (ce pouvoir qui n’a pas l’air d’en être). En France, il y a eu 2015, cette année noire qui a amené des états d’urgence qui permettent de nous contrôler. Et maintenant il y a cette pandémie qui devient un laboratoire à ciel ouvert de totalitarisme. Certaines personnes écouteront l’album sans déceler les allusions et les clins d’œil et ce n’est pas grave. Je comprends aussi que l’on puisse chiller à l’apéro en l’écoutant.
Comment choisissez vous les artistes avec qui vous collaborez ?
Le point de départ c’est toujours les chansons. Je suis incapable de penser à quelqu’un pour travailler sans avoir préalablement composé une partie du morceau . A ce moment-là, je sais si ce sera un titre rapé, chanté ou instrumental. Alors je contacte des artistes que je connais déjà ou d’autres que j’ai découverts. Je leur fait écouter ce que j’ai produit, je leur explique où je veux en venir et on voit si ça fonctionne. Concernant Gil Scott Heron, je voulais déjà collaborer avec lui depuis mon second album, malheureusement il était incarcéré à cette époque là et depuis il nous a quittés. J’avais tout de même envie qu’il fasse partie de cet album parce qu’il représente beaucoup pour moi, alors j’ai appelé son fils.
En temps qu’artiste y a t’il un message que vous aimeriez faire passer ?
On doit faire «société » quoique l’on puisse penser de ses voisins, des autres en général, in fine, on vit ensemble. On ne doit pas se laisser monter les uns contre les autres. Le bien être collectif doit passer au dessus du bien être personnel, même si j’avoue que je suis le premier à penser à mon petit confort. Mais j’en suis conscient et j’y travaille. Il y a urgence à prendre du temps pour ouvrir les consciences. Je ne suis pas un donneur de leçons, je partage juste ce qui m’anime et me révolte.
Quel mélomane/digger êtes vous aujourd’hui ?
Je suis très curieux de ce qui sort , j’ai mes réseaux et je ne passe pas forcément par les diverses plateformes, qui sont des vitrines à mon goût. J’écoute beaucoup de rap américain un peu moins de français, du rock indé et de l’électro également. Il faut beaucoup chercher pour trouver quelque chose d’intéressant dans cette masse de productions. J’aime beaucoup Anderson Paak et Eddy de Pretto. Sinon j’écoute surtout des vieilles choses, inlassablement, on découvre toujours en regardant dans le rétroviseur.
Cecilia Poggio
Le 23/11/2021 à 6mic – Aix-en-Provence (13) et le 24/11/2021 à Paloma – Nîmes (30).