SHELLAC

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#NVmagZoom

>>> Protagoniste irremplaçable de la scène post rock depuis les années quatre-vingt,  ingénieur du son de génie, sans qui le succès d’artistes tels que, Nirvana, Pixies, PJ Harvey, Neurosis, The Jesus Lizards, The Breeders ou bien même encore Mogwaï aurait été amoindri, ne serait-ce que sur le plan qualitatif de l’enregistrement de certaines de leurs œuvres majeures, Steve Albini, dont la gentillesse n’a d’égal que le talent, nous offre le privilège d’un entretien savoureux. Leader des formations Big Black, Rapeman et Shellac, c’est avec cette dernière que, venu tout droit de Chicago, Steve effectue ce qu’il intitule, lui-même, sa tournée annuelle. 

Il s’agit de votre seconde participation au This Is Not A Love Song Festival, êtes-vous-heureux de ce retour ? Quels sentiments vous avez laissé votre première fois ?

J’avais adoré ce festival lors de ma première venue, le site est génial et les membres de l’organisation maîtrisent totalement leur job. Les équipes, à tous les niveaux, sont extrêmement professionnelles. C’est réellement une pure joie que de monter sur scène dans le cadre d’un festival au cours duquel les timings sont parfaitement respectés. On ressent également toute la satisfaction du public, à qui il est offert des concerts de qualité avec un son excellemment réglé. En comparaison, certains festivals sont tellement plus dans le domaine de l’exploitation, avec pour ligne de conduite l’accumulation du maximum de festivaliers qu’il est possible de faire tenir sur des espaces réduits. Des festivals présentant de grosses lacunes d’organisation avec des équipes qui, de fait, ignorent ce qu’elles doivent faire. Nous n’avons tout simplement jamais eu de mauvaise expérience au TINALS.

S’agit-il donc là de la raison principale pour laquelle vous souhaitiez revenir?

Principale ? Non. Chaque année nous organisons une tournée européenne vers la fin du printemps. Donc, en toute simplicité, lorsque le moment de planifier cette tournée se profile, nous jetons un œil sur les festivals offrant des disponibilités. TINALS était parmi les options offertes et nous avons décidé d’y participer.

Que pensez-vous de l’affiche du TINALS Festival 2019 ? Vous arrive-t-il encore de vous laisser surprendre par des nouveautés en matière de son ?

Oui, tout à fait. J’ai remarqué qu’il y avait, au sein de ce festival, un réel équilibre entre les groupes bénéficiant, d’ores et déjà, d’une notoriété bien assise, et les groupes plus jeunes, fraîchement arrivés sur scène. J’aime cette façon d’organiser une programmation de festival. Ce n’est pas simplement une affiche comportant des monstres vétérans du rock ou bien, à l’inverse, des formations totalement inconnues et toutes nouvelles. Il y en a vraiment pour toutes les oreilles.

Prenez-vous du plaisir à venir jouer en France ?

Lorsqu’un groupe effectue une tournée, la partie la plus importante de l’expérience qu’il va se forger ne proviendra pas du temps passé sur scène mais bien de sa vie au quotidien au sein de l’univers entourant ses shows. C’est en backstage que tout se passe, l’interaction avec les différentes populations dans les villes. Des choses aussi simples, peut-être, que la découverte de la cuisine ou des coutumes locales. Sous tous ces aspects, la France est un endroit génial où se produire. Les infrastructures de votre pays sont bonnes, les routes sont agréablement entretenues, les cartes sont précises, l’autoroute fonctionne bien et il est aisé de voyager d’une ville à l’autre. On n’imagine pas à quel point ces facteurs sont déterminants pour un groupe qui se rend à travers le monde entier. En ce qui nous concerne, il existe une autre raison pour laquelle venir jouer en France est motivant. Les professionnels avec qui nous collaborons maintenant depuis des années, tels que les membres de l’équipe « Radical Production » qui nous entourent depuis plus de vingt ans maintenant, sont considérés comme des amis de longue date. Nous n’avons plus besoin de leurs expliquer quoi que ce soit, nous avons simplement à leurs annoncer que nous souhaitons réaliser six ou bien dix concerts et ils s’occupent de tout. Ils savent ce que nous aimons et ce que, au contraire, nous n’apprécions pas. Cela rend tout un pan de notre organisation tellement plus fluide.

Chicago est reconnue comme étant un véritable nid à talents en matière de musique et beaucoup de groupes célèbres y ont vu le jour. Comment la musique y a-t-elle évolué depuis les années quatre-vingt-dix ?

Une chose que j’ai noté à propos de la scène musicale de Chicago, c’est qu’elle est très coopérative et collaborative à la fois. Par exemple, il y a une véritable scène de musique jazz. Beaucoup des musiciens y appartenant interviennent également au sein de la scène rock, au cœur de laquelle nous retrouvons une branche expérimentale qui touche, dans le même temps, la scène punk. Nous ne pouvons donc pas parler d’une hiérarchie entre les différents styles de musique, mais bien d’une inter-pollinisation artistique. Ceci était vrai en 1990, et cela l’est encore aujourd’hui. Certains endroits présentent une vie plus insulaire de la part des musiciens, les jazzmen travaillent entre eux de manière exclusive, que l’on peut retrouver dans l’univers de la musique classique. Mais à Chicago, même en ce qui concerne le monde de la musique classique, certains ensembles tels que Spectral Quartet ou bien Third Coast Percussion fusionnent avec des groupes de rock ou bien, tout simplement, jouent dans les mêmes clubs qu’eux. Cette caractéristique sociale, d’après moi fondamentale, fait que la scène musicale de Chicago connaît, véritablement, un essor artistique sans pareille mesure depuis les années quatre-vingt-dix. J’ai emménagé à Chicago en 1980, et déjà, à cette époque, il m’était apparu qu’il s’y jouait une centaine de styles musicaux différents et pas uniquement cinq ou six. Et si, aujourd’hui, les styles musicaux, les groupes, les lieux où se déroulent les concerts, changent, ce mode de fonctionnement, lui, est toujours bien ancré dans l’organisation de la musique à Chicago.

En quoi, le son analogique, est-il si important pour vous ?

Il y a un grand malentendu concernant l’utilisation de la technologie dite analogique dans le processus de l’enregistrement et qui vise à dire que le son qui en ressort est meilleur. Je ne pense pas que cela soit vrai. La seule réelle raison pour laquelle j’utilise constamment cette technique d’enregistrement est qu’elle est la seule, aujourd’hui encore, permettant l’obtention d’un produit qui durera quasi éternellement. L’enregistrement numérique offre de nombreux avantages. Vous pouvez enregistrer digitalement avec un minimum d’équipement. Vous pouvez revenir sur le son créé et le manipuler dans tous les sens. Vous pouvez distribuer votre musique instantanément sans limite géographique. Il est vrai que, dans le monde analogique, il vous sera nécessaire d’effectuer des étapes supplémentaires pour arriver au même résultat. Mais, l’enregistrement analogique est le résultat d’une session de travail partagé entre le groupe et moi. Or, il me paraît primordial, en tant qu’ingénieur du son, de voir mes enregistrements se métamorphoser en des artefacts intemporels, des objets immortels. Un enregistrement analogique sera, encore, dans cent ou deux cents ans, un témoignage de ce qu’était le groupe à son époque. Dans le monde digital, rien ne possède ce degré de permanence.

Est-ce de ce mode de pensée que découle votre attrait pour le vinyle ?

Le disque vinyle est, à mes yeux, une véritable personnification de la musique. Et il me paraît aussi évident aujourd’hui, qu’il y a cinquante ans, que, si vous désirez posséder une collection musicale à la maison, mais une collection que vous souhaitez pouvoir utiliser en tant que musique, alors le vinyle est indispensable. Si votre PC rend l’âme ou bien alors, si vous perdez votre connexion internet, vous vous retrouvez dans l’impossibilité d’écouter la musique que vous aimez. Le vinyle ne vous laisse pas tomber. Je crois réellement, que le vinyle est la seule façon de ressentir la possession physique de la musique. Si vous stockez de la musique, sous forme digitale, sur votre smartphone ou bien par le biais d’un service dit de streaming, vous ne pouvez pas percevoir cette sensation liée au fait de tenir la musique entre vos mains. Le vinyle, lui, vous le permet. De plus, tout simplement, lorsque vous achetez un vinyle, vous réalisez une transaction au cours de laquelle votre argent se transforme en un vrai produit issu de l’industrie musicale dans sa représentation la plus noble. Avec le mp3, vous ne savez même pas si, en tant que fan, vous offrez un soutien quelconque au groupe. Il est difficile de savoir exactement à qui appartient le mp3 que vous téléchargez. 

Quel est, connu(e) ou inconnu(e) du public, l’artiste avec le ou laquelle vous aimeriez travailler et ne l’avez pas encore fait ?

Eh bien, j’avoue faire preuve de beaucoup de précaution avec ce type de souhait. Voyez-vous, mon numéro de téléphone est relativement simple à obtenir. Aussi, à la question « voulez-vous travailler avec tel ou tel artiste ? « , je réponds simplement que si, eux, veulent travailler avec moi, cela est très facile à organiser. Comprenez bien que, de fait, je reste pudique face à cette interrogation car je ne peux pas me permettre de placer les musiciens dans des situations embarrassantes. Pour moi, cela revient un peu à proposer à quelqu’un de danser. Il y a comme une notion d’intrusion dans la démarche. Si la personne ne veut pas danser, c’est toujours compliqué, pour elle, de trouver la bonne formule signifiant son refus.

Dans le cadre de votre activité en tant qu’ingénieur du son, quel est l’enregistrement, effectué par vos soins, dont vous vous sentez, aujourd’hui, le plus fier ?

C’est étrange vous savez. Je suis constamment interrogé sur ce sujet, et je n’ai toujours pas de réponse à communiquer. Je devrais être en capacité de répondre à cette question vraiment car elle est, somme toute, normale et pertinente. Mais la difficulté provient du fait que je n’évalue pas mon travail sous cet angle. Toute l’importance, en ce qui me concerne, concernant la nature de mon travail, réside, non pas dans la qualité d’un enregistrement, mais bien dans l’intensité de mes relations avec les gens évoluant dans ma sphère.

Quels sont, alors, de fait, les personnes avec qui vous avez le plus créez de liens affectifs ?

Laissez-moi vous donner quelques exemples. J’ai réalisé plusieurs enregistrements pour un groupe nommé Silkworm (NDLR : groupe américain de rock indie, actif entre 1994 et 2005), ce groupe a existé jusqu’à la mort de leur batteur en 2005. Je n’ai pas travaillé avec eux depuis des années mais les membres de Silkworm sont, malgré tout, des amis proches pour moi. Je les considère comme étant de ma famille. J’ai, de même, enregistré plusieurs disques pour une chanteuse appelée Nina Nastasia et je dois reconnaitre que j’adore cette femme tout autant que j’adore sa musique. Au même titre que Silkworm, elle fait partie, pour moi, de ma propre famille. Ces relations sont pour moi de véritables trésors. J’en ai quelques-unes comme celles-ci…

À travers votre musique, avec Shellac, existe-t-il un thème de prédilection qui vous inspire ? Un sujet que vous aimez aborder plus qu’un autre ?

Il n’y a pas de sujet de fond traité plus qu’un autre non. Nous n’abordons pas de thème en particulier. Mais, cependant, lorsque nous avons créé Shellac, nous nous sommes accordés pour garder un noyau de principes fonctionnels, tel que par exemple celui de rester un trio. Dans de nombreux cas, les groupes, lorsqu’ils ont sortis un ou plusieurs albums, entrent dans une phase d’ennui et décident alors d’ajouter des ensembles de cordes, d’instruments à vents, de chœurs. Shellac veut rester un triangle sous tous les angles, artistiques, décisionnels, etc… C’est donc cette idée de minimalisme que nous défendons et de cet esprit découle la notion d’importance de la note, la réflexion associée au choix de la musique dans ce qu’elle a de simple et efficace, en tous cas à notre goût. Nous voulons, de même, que chacun des shows, présentés au public, soit un bon show, que chaque enregistrement soit un bon enregistrement. Nous refusons de composer ce qui, sur le moment, semblerait être bon mais sans réelle signification sur le long terme. Il faut que chaque minute de nos concerts ait son importance. Paradoxalement, nous utilisons notre formation minimaliste pour contrer le minimalisme. Au lieu de nous dire que nous ne pourrions jouer qu’une quantité limitée de choses, nous préférons nous concentrer sur le fait que, chacune des choses que nous jouons a son importance. Et si ce n’est pas le cas, nous ne le faisons pas.

Vous êtes reconnus pour être un musicien avant-gardiste et non conventionnel. Comment avez-vous, pendant si longtemps, résisté à la tentation de devenir aussi célèbre que les artistes qui, pour beaucoup d’entre eux, vous doivent une part de leur succès ?

Je ne pense pas que la célébrité soit, nécessairement, un but en elle-même… (Hésitations)… Je pense que cette idée de recherche de la célébrité est toxique. Parce qu’elle est directement liée au fait que d’autres vont être impliqués dans l’évaluation qualitative de votre art, de votre travail. Alors qu’au contraire, je crois fondamentalement au concept d’autocritique. Pour mon groupe, pour moi, pour chacun d’entre nous, nous devrions tous être capable de reconnaître à partir de quel moment nous avons achevé quelque chose de bon ou de mauvais. La décision visant à poursuivre une ligne artistique ou autre n’appartient à personne d’autre qu’à soi-même. La création est, en ce qui me concerne, plus que toute autre activité, un acte qui devrait être, délibérément, extrêmement égoïste. Créer ce que vous souhaitez créer ne devrait être que votre unique préoccupation. Vous devriez écrire la musique qui vous plaît et non pas celle que vous souhaiteriez voir plaire aux autres.

Sur YouTube, commentant votre album « 1000 Hurts », un internaute déclara : « Passer de Big Black à ça, c’est étrange de constater que Steve peut, en fait, chanter ! « . Jusqu’à maintenant, votre musique était caractérisée par une mise en avant des instruments, la montée en puissance de votre voix fait-elle partie des nouveautés opérées par Shellac ?

(Rires) Non. Mais je crois en effet qu’il existe un changement de style entre Big Black, Rapeman et Shellac. Il me semble que Shellac est plus confortable, pour chacun des membres du groupe, concernant le style de musique. On y retrouve moins d’allusions au monde extérieur. Avec Big Black, j’étais fortement inspiré par mes pairs et les autres groupes que j’admirais, particulièrement ceux se revendiquent de la mouvance punk. Avec Rapeman, les influences sur chacun des trois membres du groupe étaient plus éclectiques et, par là même, incluaient des références extérieures. Lorsque nous avons débuté avec Shellac, il avait été décidé que seules nos propres inspirations intérieures influenceraient notre mode de composition. Nous avions à cœur de ne ressembler à aucun autre groupe. Nous voulions réellement nous inventer. Jusqu’à maintenant, l’expérience a totalement été satisfaisante. Le groupe existe depuis vingt-cinq ans et j’ai toujours cette sensation que nous créons véritablement notre musique, celle qui nous ressemble et non pas celle qu’il faudrait écrire pour plaire dans le but de devenir quelque chose de plus gros ou plus grand. 

Quels sont projets à venir ? La sortie d’un nouvel album est-elle prévue ?

Eh bien, sur cette tournée par exemple, nous jouons, à chacune de nos montées sur scène, cinq ou six chansons qui n’ont, jusqu’à ce jour, pas encore été enregistrées. C’est notre façon normale de procéder. Nous écrivons, ensemble, des titres, et lorsque ceux-ci nous semblent, en un sens, achevés, nous commençons à les inclure dans le live. Et ce n’est que lorsque nous les avons joués un certain nombre de fois, lorsque nous nous sentons vraiment à l’aise dans leurs interprétations, qu’alors nous les enregistrons. C’est un processus qui s’avère être long mais, oui, nous avons commencé la composition d’un nouvel album (Rires), même si celui-ci peut encore prendre plusieurs années avant de voir le jour.

Aurélie Kula 

www.facebook.com/shellacofna

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