Méconnue mais indirectement influente, Manda Glanfield est la programmatrice du groupe The Beatmasters, dont le single « Rok Da House » fut le 1er morceau de house music européen. Affichant une sensibilité pop assumée, Manda remixe entre autres Depeche Mode, KLF, David Bowie ou Tina Turner. Elle nous raconte l’émergence de la house à Londres et commente sur la position des femmes dans la technologie.
Savais-tu qu’une grande partie du succès de « Rok Da House » en France était due à son utilisation comme générique pour le talk-show le plus populaire de l’époque (« Ciel Mon Mardi » présenté par Christophe Dechavanne) ?
Vraiment ?! Non ! En fait, je me souviens que nous avions l’habitude de recevoir ces paiements de royalties de PRS qui étaient liés à un programme TV français mais nous n’avons jamais vraiment su pourquoi. A cette époque, tu sais, il n’y avait pas Internet. On pouvait ne pas être au courant de ce genre de choses. Je suppose que quelqu’un de notre maison de disques devait le savoir. Mais c’est génial de l’apprendre !
Adolescente, tu te souviens de ce qui t’a amenée à la musique ?
Probablement des choses comme Sparks, David Bowie, T-Rex, mais j’étais aussi très branchée pop électronique un peu folle. Et aussi « I Feel Love » de Donna Summer. Je me souviens avoir dansé dessus en boîte quand j’avais seize ans et avoir été absolument sidérée. Elle me sidère toujours, d’ailleurs.
Comment en es-tu venue à t’intéresser à l’aspect technologique de la musique ?
Vers 1983, je m’occupais de l’administration et la facturation pour une toute petite entreprise à Londres qui faisait de la musique pour des publicités télévisées. Il y avait une sorte de boom de la télévision pour jeunes avides de musique cool et légèrement énervée pour accompagner les films. Avec Paul Carter, mon associé, qui était aussi dans cette boîte, on a fait des jingles pendant quatre ans. C’était une période incroyable. On expérimentait avec des bandes magnétiques en boucle que je collais ensemble pour obtenir une sorte d’effet saccadé.
Cette société n’utilisait pas de samplers ?
Comme ils essayaient d’intégrer des productions musicales faites en interne, en 1985, ils ont bien acheté un sampler / boîte à rythmes E-Mu SP12 mais personne ne savait s’en servir. Ils m’ont donc dit: « Manda, voici le manuel de cette boîte à rythmes. Lis-le ce week-end et vois si tu peux trouver comment utiliser cette machine. » J’ai passé tout le week-end à lire cet affreux manuel mal traduit du japonais et j’ai trouvé comment l’utiliser, de sorte que le lundi matin, j’ai pu le faire. C’est ainsi que je suis devenue programmeuse de rythmiques. J’avais environ vingt-quatre ans.
Tu penses que tu n’aurais jamais fait cela autrement ?
Eh bien, non ! Probablement pas ! (rires) Le point déterminant absolu de toute ma vie ! Tout aurait pu se passer très différemment. Je pense que ça m’a aussi beaucoup aidée à découvrir que j’ai du rythme en tant que musicienne.
À l’époque où « Rok Da House » est sorti, la house music américaine était encore naissante. Il n’y avait vraiment pas grand-chose d’autre de ce côté de l’Atlantique hormis Marshall Jefferson. Comment avez-vous été exposés à cette musique ?
Il y avait quelques clubs qui jouaient ce genre de musique comme le Heaven à Charing Cross. On y allait voir Mark Moore [qui créa plus tard S-Express – ndlr.] qui jouait une combinaison de disco et de house. Aussi Colin Faver… C’est là qu’on y a découvert les « Love Can’t Turn Around » [de Farley « Jackmaster » Funk & Jessie Saunders] et autres…
En 1987, vous semblez être les seuls britanniques avec Bang The Party à avoir sorti un disque de house. Comment expliquez-vous que personne ne l’ait fait avant vous de ce côté de l’Atlantique ?
Londres à cette époque, c’était un vrai melting pot de cultures, donc quand tu allais à Heaven ou dans n’importe quel club de Londres, ce n’était pas aussi délimité et séparé que ce que c’est devenu. Tu pouvais entendre du disco, de la house, du hip hop, du funk, et tous ces différents types de musique se complétaient les uns les autres. Avant nous, il y avait M/A/R/R/S, « Pump Up The Volume » qui était quelque chose de nouveau… Il y avait beaucoup de ces disques hybrides comme Coldcut aussi…
Mais rien de tout cela n’était vraiment house au sens américain du terme…
Tout à fait. Et je pense que tout le monde a pris des risques. Je pense que ce boum boum était un peu controversé, tout le monde n’aimait pas ça parce que c’était considéré comme assez robotique à l’époque. Beaucoup de gens aimaient le vieux funk, James Brown… Il y avait un énorme renouveau du funk, d’où tous ces disques de collages comme Coldcut, M/A/R/R/S ou Bomb The Bass… Oh, et il y avait beaucoup de radios pirates à Londres à cette époque. Donc je pense que nous avons été exposés à la house de cette façon. Nous étions vraiment influencés par Marshall Jefferson, comme tu l’as dit, ainsi que par Arthur Baker. Il n’y avait qu’une poignée de morceaux sortis, on a juste eu l’idée d’en faire aussi.
Et vous aviez déjà tout le matériel pour ça !
À cette époque, il y avait bien le Fairlight, mais c’était comme acheter une BMW neuve. £70,000 ou quelque chose comme ça, donc il fallait être très, très riche pour en avoir un. Puis est arrivé l’Emulator. Je crois qu’il coûtait £8000, et Paul et moi avons dû faire un prêt pour l’acheter. C’était encore beaucoup d’argent à l’époque mais nous en avons acheté un. Donc oui, le temps que « Rok Da House » sorte en 1987, nous étions vraiment prêts ! On avait tout le matériel et un studio d’enregistrement à ce moment-là, et on était prêts à s’y mettre ! On s’est juste demandé « Mais qui va chanter sur ce morceau que nous avons fait ? » On ne connaissait pas de chanteurs mais quelqu’un a suggéré les rappeuses de The Cookie Crew, elles avaient environ seize ans à l’époque. Elles ont donc écrit ça un jour et ont créé ce vocal incroyable que nous avons pu découper et superposer.
Je crois me rappeler qu’elles n’étaient pas très satisfaites de la façon dont ça a tourné parce qu’elles ne pouvaient pas prévoir le résultat…
Je pense que c’est vrai. À cette époque, elles étaient jeunes et assez farouches à propos du hip-hop britannique et de ce qu’il représentait à ce moment-là dans leur culture. C’était vraiment important et je suppose qu’elles ont senti que « Rok Da House » en tant que disque house remettait légèrement ça en cause, en quelque sorte.
Leur single « Females », également produit par vous et sorti la même année, était un rap plus conscient…
Exactement. Je pense que ce qu’elles regrettent probablement, c’est que « Rok Da House » ait eu autant de succès, parce que, évidemment, elles ont accepté de le faire et ont toujours su ce que ça allait être. Nous n’avons jamais prétendu que ça allait être autre chose qu’un disque de house. Elles ne pensaient probablement pas que ce serait un succès, mais bon…
Sur « Females », vous avez eu l’idée de sampler « Think » de Lyn Collins. Un sample incontournable et très évocateur de cette période qui a été réutilisé un an plus tard par Rob Base & D.J. EZ-Rock sur leur énorme tube « It Takes Two » puis à outrance par la suite par d’autres. Et aussi, en créant « Rok Da House », vous aviez un an d’avance sur la hip house de Fast Eddie et Tyree Cooper dont ils se revendiquaient les pionniers aux USA. Est-ce que ces situations ont créé des tensions avec ces artistes américains ?
Pas vraiment, et je pense qu’il y a deux raisons: La première est que nous étions vraiment, vraiment heureux que notre musique atteigne un public et qu’elle touche les gens, et deuxièmement, nous avions le sentiment que plus on est de fous, plus on rit. On sentait qu’on faisait partie d’une communauté qui était vraiment en train d’exploser et c’était tellement excitant ! On adorait Tyree Cooper, on adorait Fast Eddie. C’était plus genre « Allez, tout le monde, faisons bouger les choses ! » Et puis aussi, à quel point pourrait-on être indigné par un sample qu’on a soi-même piqué ? Tu ne peux pas vraiment ! (rires) C’est comme dire: « Non ! J’ai volé ça en premier ! »
Ensuite est sorti « Who’s In The House ? » avec Merlin, qui est probablement le morceau que tu as le plus composé toi-même, étant donné que tu l’avais programmé dans ta chambre sur un Ensoniq EPS…
Oui, je m’en souviens ! Oh mon Dieu, mais comment tu sais tout ça ? Oui, celui-là vient plus de moi, je suppose…
Il semble qu’au sein des Beatmasters, vous vous traitiez vraiment d’égal à égal et que tu n’as pas eu à subir d’être la femme du groupe…
Non, c’était très égal et je ne me suis jamais sentie ignorée ou mise de côté d’aucune façon. C’était vraiment une équipe au sens plein du terme. Je pense que c’est probablement la raison pour laquelle j’ai tant aimé ça, parce que j’ai vraiment l’esprit d’équipe et je travaille mieux en équipe. Nous lancions tous des idées en permanence et la plupart des décisions étaient prises de manière consensuelle. N’importe lequel d’entre nous pouvait proposer une idée puis nous l’essayions tous et voyions ce qui se passait. Donc, c’est drôle que tu dises que « Who’s In The House ? » est plus moi que n’importe qui d’autre parce que je n’ai pas vraiment ce sentiment. Mais il y avait une sorte de répartition du travail ou des compétences, et je pense que ce qui vaut vraiment la peine d’être dit, c’est que j’étais la personne la plus technique dans cette configuration. Paul Carter était le fan de musique et de vinyle qui avait un tas de bonnes idées mais avait besoin d’autres personnes pour l’aider à les réaliser, et Richard Walmsley était le musicien accompli.
Ils avaient beaucoup de matériel, mais c’est toi qui l’utilisait et programmait tout ?
Ouais ! J’ai toujours été la programmatrice. Ce qui va vraiment à l’encontre du stéréotype de la femme en studio.
Avec le recul, comment expliques-tu que si peu de femmes semblent avoir été impliquées dans la création de la musique électronique à l’époque où vous la faisiez ? Surtout en Angleterre, où l’on retrouve l’influence de Delia Derbyshire dans les années 60 et 70, Kate Bush et Anne Dudley d’Art of Noise dans les années 80… On pourrait croire que plus de femmes auraient pu vouloir se lancer dans la musique électronique à la fin des années 80…
Oui, n’est-ce pas ? Comment l’expliquer ? Mais je pense aussi que la réponse est dans ta question. Regardons ces trois femmes: Delia Derbyshire, une personne unique absolument extraordinaire, une vraie légende, une sur un million à l’époque. Ensuite, Kate Bush, je veux dire, qui ne reconnaît pas qu’elle est une sorte de génie musical et une personne unique ? Elle a sa propre personnalité, on ne peut pas vraiment la définir. Aucune de ces deux personnes ne fait partie d’une communauté de femmes ou d’une communauté de personnes, il y en a plutôt des milliers d’autres derrière elles. Elles sont toutes deux extraordinaires. Et puis Anne Dudley, qui vient, d’une certaine manière, d’un milieu très différent, c’est-à-dire qu’elle est une sorte d’artiste hautement qualifiée, elle a une formation musicale en musique classique, je crois. Elle a donc un certain niveau. La plupart des gens qui veulent faire de la musique pop ne viennent pas du milieu d’Anne Dudley.
Je comprends, mais quand Anne Dudley fait les arrangements pour violons de Frankie Goes To Hollywood et de bien d’autres, ou qu’elle gagne même des Oscars pour ses musiques de films, ce n’est qu’une partie de ce qu’elle fait. De l’autre, elle fait de la musique très expérimentale au sein de The Art Of Noise qui ne nécessite pas nécessairement beaucoup de connaissances musicales ou de théorie. Elle peut donc être un modèle pour d’autres femmes qui souhaitent s’engager dans la musique électronique, d’autant plus que The Art Of Noise a vu le jour en 1983, donc relativement assez tôt pour être inspirante pour d’autres. Et pourtant, il semble qu’il n’y avait toujours pas assez de femmes dans ce milieu. Qui d’autre connais-tu de cette époque qui était à une place similaire à la tienne ?
Tu as raison à propos d’Anne Dudley. Quel modèle fantastique ! J’ai absolument adoré son travail avec Art Of Noise – et Frankie Goes To Hollywood était phénoménal. Je voulais être comme elle. Lorsque nous faisions des publicités, nous essayions de ressembler à Art Of Noise la moitié du temps. Mais qui d’autre je connais ? Personne. Je veux dire, c’est vrai. Et ça m’a déconcerté à l’époque et ça me déconcerte encore plus maintenant, parce que ça semble toujours être le cas. C’est absolument extraordinaire et je ne le comprends pas. Je ne sais pas quoi dire parce que je suis un peu abasourdie et sans voix. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de femmes qui expérimentent avec la technologie musicale ? Je ne comprends pas. Il y a plein de femmes qui font du YouTube, du TikTok, de l’art et tous les autres genres auxquels on peut penser. Il y a plein de femmes qui sont vraiment expérimentales, pourquoi pas en technologie musicale ? Si les femmes en font, peut-être qu’elles veulent avoir un contrôle total et canaliser ça dans leur propre musique et en faire leur propriété. Donc, c’est peut-être ça. Peut-être qu’elles ne veulent pas faire ça pour quelqu’un d’autre.
La technologie est pourtant largement plus abordable qu’à l’époque et on peut déjà faire tellement de choses avec un ordinateur portable. Comment t’es-tu sentie libre de le faire et te dire « et pourquoi pas ? »
Eh bien, il n’y avait personne pour me dire de ne pas le faire ! Je me suis juste lancée et j’ai appris à le faire, en fait. Je ne me suis pas inspirée d’autres femmes, à part Anne Dudley, je suppose, parce que oui, il n’y avait personne d’autre pour le faire. Je me suis juste inspirée de ce qui existait, j’ai produit un disque, j’ai appris et il s’est avéré que j’étais très bonne dans ce domaine. Et je pense que, heureusement pour moi, personne ne m’a jamais dit « Non, tu ne peux pas faire ça parce que tu es une femme ». Personne ne s’est mis en travers de mon chemin, c’est aussi simple que ça.
Sheila E. [batteuse et collaboratrice de Prince – ndlr.] m’a dit que lorsqu’elle est devenue batteuse – un monde essentiellement masculin, surtout dans les années 80 – ça n’a jamais été un problème parce que ça ne lui a jamais été interdit, on ne lui a jamais dit qu’elle ne pouvait pas le faire. Donc elle a juste continué et l’a fait.
C’était exactement la même chose pour moi ! J’ai simplement supposé que si je m’y mettais, je pourrais le faire. Les gens avec qui j’ai travaillé étaient ravis, donc ils n’allaient certainement pas dire « Non, tu ne peux pas faire ça ». (rires) Ils disaient plutôt « Encore ! Tu peux en faire plus ? » Je trouve que ça craint que nous ayons besoin de l’approbation des hommes. D’une certaine manière, que disons-nous ? Que nous ne pouvons réussir que si les hommes ne se mettent pas en travers de notre chemin. « Et si les hommes se mettent en travers de ton chemin, tu vas quand même réussir ? » – Oui ! Donc il y a toujours une petite question là, mais oui !
Pendant tout ce temps, tu n’as jamais entendu de remarques qui tentaient de déprécier ce que tu faisais ?
Pas de cette manière et pas en face de moi, parce qu’évidemment, ils pouvaient voir à quel point j’étais bonne dans ce que je faisais et ils pouvaient voir que c’était pour de vrai. Si j’ai ressenti une sorte de préjugé, c’était juste autour de la surprise, peut-être. Par exemple, si nous avions des problèmes techniques, comme cela arrive souvent, et qu’il fallait appeler un gars pour qu’il vienne régler un problème technique, ils ne pensaient pas que ce serait moi. Avec les problèmes techniques, ils demandaient à parler à quelqu’un d’autre. Ou si je disais à quelqu’un « Je suis dans un groupe et on fait cette musique », on me disait: « Ah, tu es la chanteuse ? » Tu sais, ce genre de chose…
Pourquoi penses-tu que les autres femmes ne se sentaient pas aussi libres que toi de faire de la musique à l’époque ? Quelle était, selon toi, la raison pour laquelle elles ne pouvaient pas ou ne voulaient pas ?
C’est une très bonne question. Je me demande ce que ça aurait été si ça avait été juste moi, toute seule… Alors peut-être que ça aurait été une toute autre histoire. Mais je faisais partie d’une équipe avec deux autres hommes, donc, c’est triste à dire, mais c’est probablement ce qui nous a permis de passer au travers.
Si tu avais été seule, tu penses que tu n’aurais eu aucune chance ?
Ça aurait pu être une histoire très différente, oui. J’aurais eu besoin de beaucoup plus de prises auxquelles m’accrocher. Peut-être que non, peut-être que j’ai été protégée par mes collaborateurs, mais tout de même, je ne vois pas d’autres partenariats de ce type avec des femmes… Je sais que tu as dit que les choses s’améliorent de nos jours, mais tu sais qu’il n’y a encore qu’à peine plus de 2% de producteurs au Royaume-Uni qui soient des femmes. Nous étions des producteurs, nous travaillions ensemble, nous étions donc une équipe de production.
En 1989, vous avez sorti « Hey D.J. (I Can’t Dance To That Music You’re Playing) » avec Betty Boo. Encore un tube ! Mais sa face B, « Ska Train », semble avoir eu une seconde vie à travers les années 90, en étant notamment souvent playlistée par Fatboy Slim et autres…
Je ne savais pas ça ! Wow ! C’est un super morceau. Comment ne pas l’aimer, au fond ?
Je suis surpris que vous n’ayez jamais collaboré avec The Beatmasters et Beats International [premier projet de Fatboy Slim – ndlr]. Il semble que vous ayez été dans la même vibe dans une certaine mesure…
Oui, c’est vrai… Je pense qu’à cette époque, il y avait une certaine compétitivité entre Beats International, The Beatmasters et Coldcut… Ce n’était pas hostile, c’était juste que, d’une certaine manière, nous disions tous la même chose d’une manière légèrement différente, alors pourquoi collaborer ? Je pense que nous avons tous tendance à regarder en dehors de notre genre musical pour y attirer d’autres gens, comme nous l’avons fait avec P.P. Arnold [pour le single « Burn It Up » en 1988 – ndlr.]. Nous avons travaillé avec des rappeurs et tous types de personnes de genres différents parce que c’était plus intéressant de mélanger les choses, en fait.
Finalement, tu as été le témoin direct de la naissance des scènes house et rave en Angleterre… Comment c’était pour toi à l’époque ?
Incroyablement excitant ! (rires) Wow ! On n’arrivait pas à croire ce qui se passait, vraiment. Cette musique que nous aimions tellement. N’oublie pas que nous n’étions que des clubbers au départ. On allait dans les clubs comme tout le monde danser sur cette musique et puis, juste comme ça, on s’est dit « En fait, nous avons un studio d’enregistrement, nous connaissons quelques personnes, pourquoi ne pas faire un disque ? » Et soudain, on est dans les charts. Tout d’un coup, tout le monde fait cette musique et ça devient un énorme truc. C’était une période très excitante. Cela faisait partie de tout un changement culturel dans la mode et l’art, le graffiti et la télévision, la réalisation de films, l’explosion des radios pirates… Ça ressemblait vraiment à une sorte de mouvement de jeunesse. Et puis, la culture rave est arrivée…
Je sais que tu as contribué à la programmation du classique « What Time Is Love ? » pour The KLF, morceau phare du mouvement rave en Angleterre. Tu te rappelles comment tu as été impliquée sur ce projet ?
Oui, je m’en souviens bien ! Parce que c’était nos voisins ! On vivait à côté de chez Jimmy Cauty de The KLF. Nous étions très bons amis, et en fait, à l’époque, nous venions juste de finir de faire « Move Any Mountain » de The Shamen qui avait ce fantastique fill de batterie dedans qu’on casait un peu sur chaque disque à l’époque, et The KLF voulait un peu de ça, donc j’ai programmé la batterie sur toute la longueur de « What Time Is Love ? » On m’a juste fait venir à la fin, donc le morceau était déjà prêt. Ils m’ont fait entrer dans le studio pour une session pendant quelques heures, et j’ai programmé et ajusté la batterie.
Ce type de drum fill a été repris sur pas mal de morceaux rave de cette époque mais c’est devenu quelque chose d’encore bien plus courant vers le milieu des années 90…
C’est vrai, c’est vrai ! Mais c’est intéressant. Tu sais, je pense que nous avons eu une sorte de sensibilité pop, car n’oublie pas que nous avons commencé par faire des publicités qui étaient des extraits de trente secondes. Il faut donc être capable de raconter une histoire en 30 secondes. Pour ce faire, il faut beaucoup de ponctuation et beaucoup de montage. Il faut savoir marquer les points entre le début, le milieu et la fin. Tout doit être très percutant. Je pense, d’une certaine manière, que cela s’est prolongé dans la création de nos disques. On aimait créer ces transitions dramatiques entre les sections avec des roulements de batterie et des montages et c’est ainsi que nous avons créé beaucoup de comédie et de dramaturgie dans les chansons. Je pense que cela nous rendait assez pop, et c’est ce qui a fait le succès de notre travail.
Lorsque vous avez créé la hip house, cela a conduit à des groupes tels que Technotronic, par exemple, et bien d’autres au début des années 90, créant un style que nous appelons aujourd’hui eurodance, où tout le monde s’est mis à rapper sur des rythmes house, en gros. Dans quelle mesure pensez-vous avoir une part de responsabilité dans tout cela ? (rires)
(Rires) Je veux dire, qui sait ?! Je pense qu’à l’époque, nous ne pensions pas à ça, nous ne nous en attribuions pas vraiment le mérite. Nous nous considérions simplement comme faisant partie d’une vague, une sorte de zeitgeist où cela se passait dans toute l’Europe et nous ne nous sentions pas particulièrement responsables de cela, je dois l’admettre, mais peut-être que nous risquons de le devenir, qui sait ? De nos jours, on peut remonter à la source d’un événement grâce à YouTube et aux réseaux sociaux. Mais je pense aussi qu’on n’est pas forcément au courant de ce qui se passe en Europe quand on est au Royaume-Uni, et peut-être même l’inverse, je ne sais pas. Je me souviens, cependant, que quand moi et mon petit ami sommes allés en vacances à Barcelone en 1990-91, nous sommes entrés dans un magasin de disques et on a été traités comme des rois. Les gens qui tenaient le magasin l’ont fermé et nous ont sortis en ville. C’était la première fois que nous avons eu un aperçu de « bon, d’accord, il semble que nous soyons quelque chose en Europe » ou « peut-être que nous avons eu plus d’influence que nous le pensions »…
Les beatmasters n’ont jamais été très importants aux Etats-Unis, mais comme vous aviez clairement marqué les origines de la hip house, ils auraient pu revenir vers vous par la suite…
Non, ils ne l’ont pas fait. En même temps, nous n’avons jamais essayé de pénétrer le marché américain. Tout dépendait de ta maison de disques et de l’argent qu’elle avait. À l’époque, c’était une démarche importante et il fallait savoir ce que l’on faisait. Pour ce qui est de l’underground ou de la sous-culture, je suppose que si nous étions allés aux Etats-Unis, avions rencontré des DJ’s et traîné avec eux, les choses se seraient peut-être passées différemment, mais nous ne l’avons pas fait, donc je ne pense pas qu’il y ait une raison pour laquelle nous aurions dû être reconnus parce que nous n’avons pas essayé.
Cependant, vous avez remixé des artistes américains tels que Tina Turner, Moby, etc.
Oh, oui ! Nous l’avons fait, c’est vrai !
Comment cela s’est-il produit ?
Moby est passé par notre label, parce qu’il est sur Mute, et Rhythm King appartenait à Mute.
OK, c’est comme ça que vous avez eu Depeche Mode aussi, je suppose.
C’est ça, mais Moby avait aussi vraiment un pied dans la scène londonienne. Il était Américain, mais il faisait souvent des concerts ici. Quant à Tina Turner, oh mon dieu, je ne suis même pas sûre de me souvenir comment c’est arrivé…
Comment vous occupiez-vous des remixes à l’époque ?
A cette époque, il n’y avait que Paul et moi. Richard est parti après le deuxième album, vers 1992. Il était là pendant les cinq premières années, mais ensuite, c’était moi et Paul. On faisait tout ensemble. On n’a jamais travaillé séparément.
J’ai lu sur votre Wikipedia que vous aviez également réalisé des remixes pour Blur et David Bowie, mais je n’en ai trouvé aucune trace. Restent-ils inédits ?
Pour David Bowie, le titre s’appelle « Lucy Can’t Dance », donc il existe, nous l’avons bien fait [La version disponible n’est néanmoins pas le remix des Beatmasters – ndlr.]. Je n’ai pas pu lui parler mais Paul l’a eu au téléphone pour le briefing, ce qui le rendait très nerveux. Après tout, qui ne le serait pas ? Mais comment l’a-t-il obtenu ? Je n’en sais rien ! On va dire que David Bowie voulait qu’on le fasse ? On va dire ça ! (Rires)
Quant à Blur, ce qui s’est passé, c’est que j’ai vu Dave Balfe [manager du label Food – ndlr.]. Il nous a dit « Je viens de signer ce groupe et nous aimerions que vous remixiez ce morceau ». On y est allés et il nous a fait écouter une cassette, c’était « Girls & Boys ». Et en gros, Dave Balfe nous a dit « C’est un super morceau mais il est un peu brut sur les bords et nous aimerions que vous le polissiez un peu. » Et nous avons passé environ une semaine à essayer de le polir mais nous n’avons pas pu le rendre meilleur qu’il n’était, et il n’avait pas besoin d’être poli. Finalement, ils ont juste sorti la version de la cassette. Donc, la version de « Girls & Boys » que nous connaissons et aimons tous, c’est la première version.
Mais avez-vous fini par abandonner ou existe-t-il une version Beatmasters ?
Nous leur avons probablement donné quelque chose. Nous n’avons jamais abandonné, il y avait toujours un master.
En fait, on ne vous a pas vraiment demandé de le remixer mais plutôt de le re-produire…
Oui, et c’est souvent ce qu’on nous demandait de faire. On nous demandait généralement de faire une version radio pour le single, donc, effectivement, c’est vraiment de la re-production. Ce n’est pas comme un remix dans le sens traditionnel d’une version alternative. C’est plutôt: « Quelqu’un d’autre l’a produit. Pouvez-vous le faire sonner comme si vous l’aviez produit ? » (rires) Oui, c’est exactement ce que c’était.
Vous avez remixé chaque single de The Shamen. Comment cela s’est-il produit ?
The Shamen avaient une direction artistique particulière et une vision artistique à eux. En particulier Colin Angus. Il avait une vraie vision de sa musique et de son travail, et je pense que, plutôt à contrecœur, il nous a permis de remixer tous leurs singles… qui sont alors devenus d’énormes succès. (rires)
C’est étrange. Pourquoi vous ont-ils demandé de le faire autant de fois alors ?
C’est toujours la maison de disques qui nous a demandé. On n’a jamais eu l’impression que le groupe nous le demandait, on avait l’impression que le groupe consentait. Donc ils ont consenti. Ils auraient pu dire non.
« L.S.I. (Love, Sex, Intelligence) » a été un hit en France et la version radio (« Beat Edit ») était en fait votre version…
*Toutes* les versions radio ! Je veux dire, « Ebeneezer Goode » était horrible à la base. Enfin, pas horrible parce qu’évidemment, la voix était là et certains riffs étaient là, mais on a changé absolument tout le reste parce que c’était une sorte de longue prise décousue qui n’avait pas vraiment de sens. Il n’y avait pas vraiment de refrain, alors on en a mis un et on l’a édité pour en faire une version radio. On a adoré travailler sur leur musique car elle était tellement super ! C’est dommage qu’ils n’aient pas semblé adhérer à ce que nous faisions car nous, par contre, avons vraiment adhéré à leur musique. On a adoré travailler sur tous leurs morceaux. C’était leurs idées et notre production. C’était une très bonne collaboration !
Tu es toujours impliquée dans la musique ces jours-ci ?
Aujourd’hui, je joue du piano dans un groupe de salsa latine, et le clavier dans un concert de salsa est en grande partie un instrument rythmique. Il faut vraiment frapper les touches. C’est vraiment ma passion maintenant. Juste jouer cette belle musique joyeuse et passionnante sur laquelle tout le monde aime danser. Je suis dans un big band et on est douze. Et rien ne vaut cette expérience.
Tu peux probablement jouer les accords de « Rok Da House » sur ces tempos aussi. Vous devriez les intégrer !
(Rires) On le pourrait probablement !
Tu t’es séparée du projet Beatmasters en 2004. Vous n’étiez plus qu’impliqués dans des remixes à cette époque, c’est bien ça ?
A cette époque, oui, c’était surtout des remixes. Nous avons également travaillé un peu avec Alison Clarkson / Betty Boo. Nous avons retravaillé avec elle. Nous avons écrit avec elle mais ça n’a pas abouti. On avait bien divers projets mais ça faisait 16 ans qu’on travaillait ensemble à ce moment-là. Pas mal, mais j’en étais fatiguée, et j’ai décidé de faire un break de tout ça.
Paul fait toujours de la musique ?
Oui, il en fait ! Il a toujours le nom de The Beatmasters et il a sorti un single il y a environ six mois [« Good Old Daze »]. Et je pense qu’il y en a peut-être un autre qui va sortir.
Ça ne t’intéresse pas d’être impliquée dans ces projets ?
Non…
Il pourrait avoir besoin de quelqu’un pour la programmation…
Oui. C’est vrai, c’est vrai. Non, il a quelqu’un d’autre maintenant. Un mec, bien sûr.
Bien sûr. (Rires)
C’est drôle, juste avant la pandémie, nous parlions de monter un spectacle itinérant avec nous, S-Express et Bomb The Bass, mais cela n’a jamais abouti à cause de la pandémie et je n’en ai plus entendu parler depuis. Je ne pense pas que cela va se produire, mais qui sait ?!
Christopher Mathieu