CERRONE

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Batteur du groupe afro-funk les Kongas, le jeune Cerrone sort un album solo en 1976 qui finira, contre toute attente des professionnels, en tête des charts disco US, définissant un son que la french touch de la fin des années 90 reprendra au goût du jour avec le succès colossal que l’on connaît. Si ses souvenirs défient les dates imprimées sur les disques, sa sympathie et son don de conteur se chargent d’entretenir la légende, ellipses déconcertantes incluses. Talent toutefois indéniable s’étendant bien au-delà de la période fin 70’s à laquelle on le confine régulièrement, il fête aujourd’hui ses 50 ans de carrière avec un nouvel album: “Cerrone by Cerrone” et nous raconte son épopée d’un demi-siècle.

En 1972, vous sortez le premier single de votre groupe, les Kongas. C’est amusant de constater que les paroles sont de Boris Bergman, futur parolier d’Alain Bashung, qui avait aussi écrit pour Dalida et Demis Roussos…

Tout à fait ! Et on a aussi fait « Love In C Minor » ensemble [le premier album solo de Cerrone – ndlr].

Alec R. Costandinos, co-compositeur de « Love In C Minor » a lui aussi composé pour Dalida et Demis Roussos…

Tout à fait, tout à fait.

Est-ce qu’il y a un lien ? C’est à travers Dalida ou Demis Roussos que vous les avez rencontrés ?

Pas du tout. Demis, je l’ai un peu connu, on s’est croisés dans des concerts ou backstage. Dalida, je ne l’ai jamais rencontrée de ma vie. Elle était déjà installée, moi, j’étais un gamin. Et en plus, pour moi, c’était de la soupe. Moi, j’étais dans la branchitude. Kongas, c’était un groupe de rock afro, il ne fallait pas me parler de Dalida, ni de Demis Roussos, ni de Claude François. Aujourd’hui, l’espace entre la branchitude et les chanteurs populaires s’est réduit. Heureusement d’ailleurs.

À l’époque des Kongas, votre crédit auteur-compositeur, c’est surtout pour « Pastel », un morceau plutôt rock. En revanche, avec « Love In C Minor », on est à des années-lumières en matière d’arrangements. Comment avez-vous franchi un tel pas ? Est ce que c’est Alec R. Costandinos qui vous a aidé ?

Ce qui s’est passé, c’est que j’ai quitté le groupe au bout de trois ans: trop de concerts et ils étaient tous beaucoup plus âgés que moi. C’est moi qui avais monté le groupe avec une partie des meilleurs musiciens que j’avais trouvé avant, quand j’étais directeur artistique au Club Med. J’avais sélectionné Rocky [André Allet], le meilleur bassiste que j’avais trouvé, et avant l’été ’72, on avait découvert ces deux percussionnistes, Serge et Norbert, qui sont venus se joindre à nous [Le groupe comprenait également Patrick Sesti et Sylvain Claude dit « Alfie » – ndlr.]. Magnifique, tout s’est très bien passé, ça a cartonné, comme on dit, mais au bout de trois ans: ras le bol, donc, je quitte le groupe et eux ne continuent pas. Ils changent de batteur deux fois, mais ça ne l’a pas fait et le groupe s’est effondré. J’ai toujours gardé le contact avec Alec, et puis, au bout d’un an, à peu près, je lui ai dit « Ça me manque tellement ! J’ai envie de faire un truc. Tu sais, le pied tous les temps avec la charley que je faisais pour donner une assise à mes deux percussionnistes pour qu’ils s’en aillent dans des solos de fou ?… » Car on était très spectacles, très chauds avec ce groupe. Je lui ai dit « Alec, j’ai envie de faire ci et ça, et j’ai envie de le faire à Londres. Tu peux m’aider ? » Et il m’a dit « Ecoute, je connais des gens à Londres, j’ai fait Demis Roussos dans un studio super qui s’appelle Trident. » Voilà, il m’a aidé dans ce sens-là. Ensuite, on est passés en studio, on a fait des maquettes… Je ne pensais vraiment pas que cela allait sortir ! C’était vraiment pour me faire plaisir. Je lui ai dit « Tiens, j’aimerais bien avoir des cordes à la Barry White, j’adore [le groupe] Chicago, j’aimerais bien des écritures de cuivres mais avec des harmonies très Chicago, très spécifiques… » Et on a commencé à maquetter. Et c’est là où il me dit « Dis donc, je connais un mec génial qui est français. » J’ai dit « Non, je ne veux pas de français ! », mais il insiste, il me dit « Je voudrais quand même que tu rencontres un mec qui s’appelle Raymond Donnez », qu’on a appelé Don Ray. Et nous voilà partis à Trident. On arrive là-bas, je réserve une semaine pour enregistrer, et en fait, ça prend beaucoup plus de temps parce que, déjà, je fais chier tout le monde. J’avais un truc dans la tête très précis. Rien que pour enregistrer le pied, on a mis une journée. Première matinée, je dis « Moi, je ne travaille pas sur des petits haut-parleurs, je viens d’un groupe de rock, j’ai un son qui bastonne ». Tous les studios aujourd’hui sont équipés de très gros son, mais à l’époque non [Elton John avait en fait pris les haut-parleurs de Trident en quittant les studios en 1975 pour les installer dans sa résidence de Woodside [cf. son autobiographie – ndlr.]. Il a fallu que je loue du son gauche et droite très gros. Ensuite, pour les enregistrements de « Love In C Minor », j’ai dit « Je veux le pied de batterie dans la cabine de son, uniquement le pied. On vire tout le reste pour pas qu’il y ait de résonance, de « clic clic ». Je veux un son pur ! » Ils ne comprenaient pas pourquoi… Et j’enregistre pendant 20 minutes le pied sur tous les temps. Je peux vous dire le temps que ça a pris parce que j’avais un clic dans le casque, sauf qu’au bout de 20 secondes, on perd le clic, il faut recommencer. Une fois que le pied est fait, je fais la snare, une fois qu’elle est faite, je fais les charleys, mais tout en séparé, un peu comme une boîte à rythmes. Et les boîtes à rythmes, à l’époque, on ne sait même pas ce que ça veut dire…

Pour mieux les compresser séparément, en fait…

Absolument ! Et c’est ça qui m’a valu le son que j’ai et même pourquoi je vous parle aujourd’hui. Une fois que tout ça est fait, je commence à mettre une basse, et on construit, on construit. Raymond Donnez m’écrit des cordes et des cuivres magnifiques ! C’est l’un des meilleurs que j’ai rencontré de ma vie. On a travaillé 35 ans ensemble !

Vous avez même produit son très bel album… [Don Ray – « The Garden Of Love », Malligator, 1978]

J’ai produit son album, il ne voulait pas. C’est moi qui l’ai motivé, qui l’ai poussé. On a composé et produit l’album ensemble et on a tout partagé…

Mais vous composiez déjà au clavier avant ça ? Parce que vous étiez surtout batteur à la base…

Tout à fait, mais pour composer, on n’a pas besoin d’être clavier, surtout quand on compose de ma manière. Moi, c’est assez visuel dans ma tête et c’est du concept !

Donc vous fredonniez les parties et les autres les retranscrivaient, c’est ça ? Vous aviez juste les concepts mélodiques en tête ?

On ne savait pas où on allait… Mon leitmotiv visuel était dans ma tête et je voulais faire un album pour les nightclubs. C’étaient des lieux qui ne sont pas ce qu’on connaît aujourd’hui. Il n’y avait pas vraiment beaucoup de musique. Et c’était fait *pour* les discothèques. On est trois, peut-être un peu plus, qui avons fait de vraies carrières. C’est [Giorgio] Moroder, Nile Rodgers et moi qui avons vraiment œuvrés pour les discothèques. Ça ne veut pas dire qu’on ne mettait pas à des moments donnés des mélodies, mais ce n’était pas ciblé pour faire des hits ou de la radio. Et « Love In C Minor » en est un bel exemple.

Ce n’a pas été une prise de risque financière considérable de faire tous ces arrangements à l’époque ?

Non, non, non. C’est sûr qu’à la fin, quand l’album a été fini et que j’ai cherché un deal pour le sortir en maison de disques, que tout le monde me disait « Mais comment peut-on sortir un disque avec une batterie si en avant ? Et c’est quoi ce pied ? 16:30mn de long, mais vous êtes fou ? Ça ne passera pas en radio… » – « Mais c’est pas fait pour les radios… » – « Ah bon ? Alors comment on en vend ? »

Et c’est la raison pour laquelle vous avez créé votre propre label Malligator à ce moment-là ?

La suite: alors, « Love In C Minor », c’est fait. Tout le monde me prend pour un taré à Trident, mais, les jours passant, on se faisait des ping pongs avec Elton [John] qui était là aussi en train d’enregistrer « Captain Fantastic [And The Brown Dirt Cowboy]», je crois, un magnifique album. [Mixé à Trident en été 1975, soit un an avant que Cerrone n’y soit en studio. Les deux albums d’Elton John de cette période ont été intégralement enregistrés aux Etats-Unis. – ndlr.] Il y avait Peter Gabriel avec Genesis – Phil Collins n’avait pas encore pris le côté leader – et on se croisait dans le salon, dans le studio, on sympathisait. [L’album « Trick Of The Tail » de Genesis a également été enregistré à Trident en 1975. Le suivant, « Wind And Wuthering » était en cours d’enregistrement en Hollande au moment où Cerrone était à Trident… – ndlr.]. Et puis, au fur et à mesure, ils ont vu ce que j’étais en train de faire avec « Love In C Minor » et tout le monde me félicitait : « Mais en fin de compte, c’est vachement bien ! ». Et moi, par plaisir et par gentillesse, et puis presque pour m’excuser, quand on a fini le mix, j’ai dit à certains, comme les chanteuses : « Je vous invite, on boit le champagne. » Il y avait un grand espace où on faisait les cordes et toutes les parties live, donc je me dis: « Je vais mettre une belle sonorisation ». Je veux jouer le mix pour tout le monde – avec le champagne. Et c’est là que les nanas commencent à faire « Oh ! Eh ! Ah ! », des soupirs… Je regarde l’ingénieur, je lui dis « Appuie sur « record » ! » et on prend tout ça. Après, je leur demande si elles sont bien d’accord que je l’utilise. C’est comme ça qu’est venue l’idée. Puis, une fois que je fais la tournée des maisons de disques et que tout le monde refuse, comme je m’étais fait quelques copains en Angleterre à Trident, je me dis « Tout le monde me jette » et on me dit « Pourquoi tu ne fabriques pas des vinyles et tu les vends toi-même ? » – « Pas mal ! Et comment on fait ? » « – Il faut que tu aies un label. » – « C’est quoi un label ? » Je ne savais pas tout ça, moi ! J’étais un musicien.

Pour les labels indépendants en France, vous étiez assez précurseur dans le domaine…

Il n’y en avait pas ! Donc oui, je me fais apprendre ce que c’est et je crée une société qui s’appelle Malligator.

Est-ce que vous avez été inspiré par le succès de Francis Dreyfus sur les disques Motors quand il a dû promouvoir Jean-Michel Jarre à l’international la même année ?

Je ne savais même pas qui c’était ! J’étais vraiment un rock’n’roller dans une niche, considérant que tous les autres étaient des cons. L’espace qu’il y avait à l’époque entre les styles musicaux faisait qu’on ne se parlait pas, qu’on s’ignorait. À l’époque, j’aurais dit « Dreyfus, c’est quoi ? » Et puis, je n’avais pas d’ambition…

Pour parler de la longueur rare et épique du morceau « Love In C Minor », l’année d’avant, il y avait « Love To Love You Baby » de Donna Summer qui avait cartonné sur Casablanca [Records – le label disco en vogue de l’époque]…

Pas du tout, pas du tout… « Love In C Minor » sort en septembre 1976. [La pochette même du disque indique que l’album a été enregistré entre Septembre et Octobre 1976, donc, sauf erreur d’imprimerie, il n’a pas pu sortir avant Novembre 1976 – ndlr.] « Love To Love You Baby » a dû sortir un mois et demi, ou deux mois avant… Je l’ai appris dans les médias et de [la part de] Neil Bogart, [le patron] de Casablanca. Un jour, on s’est croisés, parce qu’il m’avait fait un cover de « Love In C Minor »…

La version de Frankie Crocker…

Voilà ! C’est à la sortie de « Love In C Minor » qu’il a demandé à Giorgio [Moroder – producteur du morceau « Love To Love You Baby » – ndlr.] de développer. Parce que « Love To Love You Baby », quand c’est sorti, c’était un single. Si vous vous référencez un petit peu, vous pouvez trouver tout ça. Ce n’était pas le long de 10 ou 11 minutes… [La version single de « Love To Love You Baby » est sortie en Hollande en Juin 1975, la version longue de Giorgio Moroder apparaît sur tous les pressages de l’album de Donna Summer sorti à l’automne 1975, soit un an avant l’enregistrement de « Love In C Minor »… – ndlr.]

Quand vous avez essuyé les refus des majors, auriez-vous pu proposer « Love In C Minor » à un label américain comme Casablanca, plutôt que de créer Malligator  ?

Mais attendez, c’est encore plus drôle ce qui s’est passé ! Quand « Love In C Minor » sort en vinyle, on me dit qu’à moins de 5000, ils ne veulent pas en faire, donc on en fait 5000. Les vinyles sont « printed in England ». Je commence à en vendre deux par ci, deux par là, et prendre des copains pour faire tous les drugstores qui existaient à l’époque, dont un magasin de disques qui s’appelait « Champs Disques ». L’histoire, vous la connaissez, j’imagine… avec le carton qui s’en va à un grossiste américain ?

Barry White, tout ça…

Oui, on devait lui envoyer des vinyles de Barry White… [et le grossiste reçoit par erreur un carton de 300 vinyles de Cerrone – ndlr.] Et là, le mec commence à le jouer dans les clubs. On l’écoute, on vient voir la cabine du DJ en disant « C’est quoi ? C’est quoi ? ». Le mec, il les vend “sous le manteau” ! Et là, il y a un mec qui s’appelle Frankie Crocker qui me cherche, qui veut vraiment signer ce truc pour les U.S. C’est un gros animateur de WBLS (une radio aux Etats-Unis) et il passe même des annonces. À un moment donné, j’ai eu plein d’échos de ça. Il pensait que c’était un gros producteur qui avait signé sous un pseudonyme et qui ne voulait pas se mettre en avant. En tout cas, personne ne me connaît, donc il ne me joint pas. C’est là qu’il contacte Neil Bogart pour faire un cover – à l’époque, c’était la mode des covers – et avec « The Heart Of The Soul Orchestra », ils sortent le truc. Le truc arrive dans le Top 10, je l’apprend 2-3 mois après et je vais sonner à la première porte: Atlantic. C’était le plus gros label. Le président, Jerry Greenberg, me prend en sympathie, appelle son patron, le fondateur, Ahmet Ertegun, qui descend. On fait connaissance et ça matche de suite. Il m’a protégé pendant sept ans. Ce n’est pas devenu mon manager, mais vraiment mon protecteur. Il m’a donné beaucoup de conseils, il m’a appris. Je suis arrivé là-bas, je parlais très peu anglais et très mal. Je ne savais rien ! Je n’avais pas l’ambition de dire « On va faire une carrière ! »

Mais vous aviez déjà un deal avec Atlantic en Europe, non ?

J’ai signé un deal « monde » en leur disant: « Laissez-moi quand même finir de vendre mes 5000 vinyles, ça fait du buzz, le temps que vous fabriquiez ci et ça », qu’ils ont accepté. Donc, les vinyles ont servi un peu de promo. Quand Atlantic est arrivé pour me placer, c’était fantastique le buzz que le cover m’avait fait ! La petite histoire du Français qu’on cherche en Angleterre, alors que personne ne me connaît en Angleterre, fait qu’ils me mettent à faire des très grosses télés comme American Bandstand – qu’on a retrouvé, d’ailleurs, et que vous avez sur le web maintenant – ma première télé en tant qu’artiste solo ! Et je ne savais même pas que j’allais jouer en live ! Ils m’avaient un peu caché ça. Enfin, il y a une belle émotion qui en ressort. Tout ça m’a beaucoup servi. Pour un banlieusard comme moi, en plus batteur, se mettre en leader, c’était déjà bien couillu, comme on dit. (rires) Fallait oser. Mais ce n’est même pas que j’ai osé, c’est que les choses sont allées à une vitesse… Je n’avais pas de schéma, je n’avais rien établi ! Alors évidemment, d’un seul coup, l’histoire de « Love In C Minor », aux Etats-Unis, tout le monde en a parlé, et boum ! On fait 3 millions d’albums… donc ça change la donne. 

L’année suivante, vous enchaînez avec le 2ème album « Paradise », avec Alain Wisniak qui vous rejoint… [Par la suite collaborateur régulier de Cerrone – ndlr.]

Je garde Don Ray comme arrangeur et Alain Wisniak me rejoint à la réalisation… Déjà, il parlait très bien anglais (rires) mais il n’avait aussi que de très bonnes idées, sur plein de choses. On trouve Lene Lovich, un jour, tous les deux, sur Piccadilly Circus [Elle deviendra la parolière attitrée de Cerrone – ndlr.]. Elle jouait du pied dans la rue, avec des clochettes aux chevilles et un sac en plastique pour Hare Krishna. On a rigolé et elle est venue vers nous. [Elle me dit] « Toi, pourquoi tu rigoles ? Et tu fais quoi ? » – « Bah moi, je suis musicien. » – « Ah bon ? Tu fais quoi comme musique ? » – « Ah bah écoute, t’as qu’à venir écouter ! » – « Ah bon ? Où ça on peut écouter ? » Bref, on a rigolé et en fin de compte. Elle a été mon auteur pendant 35 ans [Lene Lovich a collaboré avec Cerrone jusqu’en 2002, album « Heresy » – ndlr.]. Et oui, j’ai eu aussi beaucoup de complicité avec Wisniak sur « Paradise », « Supernature », et … ?

Jusqu’en ’82, jusqu’à « Backtrack ».

Et « Backtrack », oui, 5 ans après. Je suis parti vivre aux États Unis, parce qu’Atlantic m’y obligeait, que j’avais beaucoup de promotion à faire… Alain Wisniak m’avait vraiment bien aidé parce qu’il y a vraiment un gros son sur « Paradise », encore plus que sur « Love In C Minor ». Il avait ces bonnes connaissances technologiques, donc, là-dessus, j’étais bien entouré. De toute façon, un succès, on ne le fait jamais seul, il faut toujours être entouré.

Vous êtes toujours super bien entouré, d’ailleurs ! [Que ce soit, entre autres, Jocelyn Brown ou Clare Torry du « Dark Side Of The Moon » de Pink Floyd au chant, Jannick Top de Magma à la basse, JJ Jeczalik d’Art Of Noise ou Paul Schaeffer aux claviers, Ray Cooper, percussionniste de The Who, ou Paulinho Da Costa, percussionniste sur tous les classiques de Michael Jackson, Cerrone s’est toujours entouré de musiciens de sessions aux CV impressionnants. -ndlr.]

Comme pour tout artiste, c’est très important ! C’est comme un président, il n’est bon que s’il a des très bons ministres, mais c’est quand même lui qui les met en place ! Mais quand même, il faut qu’il soit entouré. (rires) Et après, là, je me disais que j’avais eu une chance énorme, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. « Love In C Minor » avait eu un tel succès qu’il était logique que « Paradise » fasse un peu la même chose. Et ça a fait la même chose ! Et là, « Supernature » [issu du 3ème album de Cerrone, « 3 », la même année – ndlr.] a fait un tel carton que ça m’a un peu imposé. Après, il restait à moi de montrer que j’étais à la hauteur de ce qui se passait pour moi !

Je sais qu’à l’époque, vous n’aviez jamais rencontré Giorgio Moroder…

Vous savez, je ne l’ai rencontré qu’il y a 3 ans ! J’ai rencontré plusieurs fois Donna Summer, dans des remises de Grammys ou en backstage TV, mais Moroder n’était jamais là parce qu’il était son producteur musical. Elle, elle avait une maison de disques qui suit les artistes quand ils font de la promo, donc il n’avait aucune raison d’être là, il n’était jamais sur le devant de la scène.

Pourtant musicalement, vous étiez à peu près toujours sur le même sillage dans les mêmes périodes, même dans les années 80, dans le type de musique que vous faites alors l’un et l’autre…

Je ne pense pas qu’on se soit inspirés, malgré le fait que beaucoup, beaucoup, beaucoup aient trouvé des similitudes entre [« Chase », thème du film] « Midnight Express » et « Supernature », comme d’autres, en fonction de leur regard, et comme vous me disiez qu’il y a une similitude entre « Love To Love You Baby » et « Love In C Minor ». Personnellement, moi, je ne vois pas la similitude.

Non non, ce n’était pas vraiment tant que ça la similitude, c’était juste le fait qu’il y ait eu un succès disco sur un morceau qui dure longtemps avec un pied soutenu et que peut être que Casablanca aurait été plus réceptifs à votre album, c’était juste ça que j’insinuais.

Avec Frankie Crocker, j’imagine qu’ils ont dû être réceptifs. Il m’a vraiment recherché en Angleterre ! Et, ni de Trident, ni de chez Island, je ne sais pas pourquoi, en tout cas, le message n’est pas passé. À aucun moment on ne m’a appelé ! Vous pensez bien que si on m’avait appelé et si j’avais su qu’ils s’intéressaient à « Love In C Minor », mais, tout de suite, j’aurais signé ! Je n’avais pas de deal. Je n’avais rien !

Quand ils ont sorti leur cover, ils ont crédité Alec R. Costandinos, mais pas vous, alors que vous êtes bien crédité sur le disque original. Puis, il a également pu sortir un maxi chez eux sous le nom de Love And Kisses. Vous n’avez pas vécu ça comme une injustice, non seulement qu’ils vous omettent, mais aussi qu’ils ne vous invitent pas à les rejoindre ?

Pas du tout, pas du tout… Rien à foutre. Ce n’était pas le problème… Je ne m’étendrai pas là-dessus. Ça a tellement peu d’intérêt pour moi…

En 1978, comment est-ce qu’on vous a approché pour le projet des B.O. de la trilogie « Brigade Mondaine » ?

Euh… par copinage. Je suis copain avec Gérard de Villiers, on se marre, on fait des dîners… Il me dit qu’il va faire un film en me disant « Putain, si j’y arrive, tu fais la musique ! » – « Bah ouais, t’as intérêt ! » Et putain, il y est arrivé, quoi ! (rires)

On y retrouve un peu de disco, mais surtout, plein de nouvelles facettes plus cinématiques, un peu Goblin par endroits. Parfois, il y a même des prémices de ce qu’on appelle maintenant la nu-disco, avec un tempo un peu plus vers les 115 bpm. Enfin, on a l’impression que vous vous faites vraiment plaisir à expérimenter des choses…

Je me fais plaisir. Je n’ai pas de temps et je fais un album en trois jours. Et Atlantic, je suis obligé de le leur donner, mais avec interdiction de le sortir ! Pour moi, c’était de la daube. Après les grosses orchestrations que me faisait Don Ray, je ne pouvais pas sortir un truc comme ça. Je vivais aux Etats-Unis, à la méthode américaine, la France, c’était devenu une banlieue. J’avais donné ma parole à un copain, je la respectais. Je suis venu à Paris dans un studio qui s’appelle Ferber, j’ai pris mon programmateur de synthés, et puis en trois ou quatre soirées, même pas la journée, c’est à dire de 20h à 4h du matin, j’ai pondu le truc sans m’en rendre compte. Et là, ça a fait disque d’or ! Aujourd’hui, on m’en parle encore beaucoup. Pourtant je n’avais pas Don Ray, j’étais vraiment tout seul avec des musiciens. Celui qui a fait tous les sons s’appelait Georges Rodi. Puis c’est sorti comme ça. Sans le moindre calcul.

Vous avez récidivé, vous avez fait les deux suivants aussi…

Comme ça a cartonné, le film aussi, j’ai fait le deuxième ! Et là, par contre, j’avais tellement peu de temps que j’ai demandé à Don Ray de venir m’aider, et c’est pareil, ça s’est fait dans des soirées de libre.

Vous n’aviez pas l’impression d’expérimenter des trucs que justement vous ne faisiez pas sur les albums solo ?

Pas du tout ! Pour moi, c’était du remplissage musical par rapport à des images. On avait des grosses télévisions avec des grosses cassettes, avec les chiffres qui déboulent [un timecode SMPTE – ndlr.], j’avais un script du metteur en scène qui me disait « Là, 14 secondes, là 1 minute 22… » et puis il fallait y aller. C’est comme ça que ça s’est fait !

On peut dire que jusqu’à l’album « Angelina » de 1979, tout reste très dancefloor. A partir de « Panic » en 1980, vous rentrez dans des schémas plus hybrides. Il y a des morceaux un peu plus rock, plus speed, etc. Ça part un peu partout…

La raison, c’est que je n’ai jamais – et même aujourd’hui, ça je vous le promets – je n’ai jamais établi un plan de carrière. Je suis toujours dans le spontané, avec tout ce que ça comporte. Brut de décoffrage, comme on dit. Aujourd’hui, avec le recul, quand je regarde derrière moi, je me dis « J’ai bien fait », mais sur le moment, ça ne m’a pas apporté une image où les médias sautaient dessus pour en parler, par exemple, au niveau de la France. Il y avait eu aussi la période de l’anti-disco, le « disco sucks » comme l’avaient appelé les Américains… et ils avaient complètement raison ! Parce que la disco, c’est pas parce qu’on fait un titre pop où on met des cordes et des cuivres et un pied à tous les temps à la Cerrone (sic) que ça devient un disco. Non, c’est un état d’esprit, la disco. C’est comme [si] on entend un titre de Julien Clerc, on va dire qu’il fait du rock, mais non ! C’est pas parce qu’on a une guitare qui fait « wow » que c’est du rock ! Là, je me suis un petit peu adapté à ce que j’aimais, parce que j’avais envie, et j’avais aussi beaucoup de concerts.

Comment voyez-vous toute la période ’80 à ’94 où vous sortez des albums ? On a l’impression que vous êtes plus intéressés par ce qui se faisait autour de vous, que ce que vous puissiez produire par vous-même.

Je rencontre beaucoup de monde. Je fais un album, le “5” [“Angelina”, en 1979 – ndlr.] avec Toto. Tout le groupe sauf le batteur. [Aucun des frères Porcaro ni David Paich, uniquement le guitariste Steve Lukather et le bassiste David Hungate. Le percussionniste Paulinho Da Costa ne rejoindra Toto que 7 ans plus tard – ndlr.] Mon influence musicale est californienne, elle n’est plus du tout européenne. Aujourd’hui, il n’y a plus de distance. Que je joue à Séoul, Tokyo, New York ou Chicago, on écoute les mêmes musiques. C’est une conformité totale. Pas à l’époque ! L’influence de mes trois premiers albums, même si c’était la musique américaine qui me plaisait, ce côté anglo-saxon, j’avais quand même une influence de son, je ne dirais pas française ou européenne. Ensuite, en 1984, Michael [Jackson] me demande de produire sa petite sœur [LaToya – qui sortira le single “Oops, Oh No !” en duo avec Cerrone en 1986 – ndlr.], donc, du coup, je rencontre des bassistes, des guitaristes, dont Larry Dunn, qui était le mec qui a fait le son d’Earth, Wind & Fire. Il devient mon clavier pendant au moins une bonne quinzaine d’années ! Au même moment, Jack Lang me demande de produire un truc un peu ouf, que je fais rt qui s’appelle « The Collector », au Trocadéro [en 1988]. Où là, je mélange les mecs de Yes, d’Earth, Wind & Fire, etc. Bref, je vais dans tous les sens. Et c’est un succès. Ainsi, il me propose un projet pour le bicentenaire qui s’appelle « Evolution ». Je n’étais pas tout seul, il y en avait plein, mais c’est moi que Mitterrand choisit. C’est un tel succès que les Japonais me demandent si je me sentirais de faire la même chose pour Tokyo, pour le lancement du premier satellite HD. Evidemment que j’y vais ! C’est un succès. C’est un carton, mais un vrai carton ! Je l’avais appelé « Harmony ». Et là, Broadway… Incroyable ! On me demande si j’accepterais de faire l’adaptation de « Harmony », mais en comédie musicale, dans un théâtre de fou qui s’appelait Ed Sullivan, qui était l’équivalent de l’Olympia à la grande époque. Et on le fait. Ça reste dix mois à l’affiche. On fait un carton. [« Dreamtime » démarre en 1992 et affiche 140 représentations. – ndlr.] La disco est loin dans ma tête, là ! Ensuite, depuis 4-5 ans, je suis très tourné vers le bouddhisme. Je veux rencontrer le Dalaï Lama. Je le rencontre. Je lui propose de faire un album, d’amener tout ce que je pouvais pour la non-violence. Est ce qu’il accepterait de me faire des textes que je ferais en musique ? Je l’ai fait. Ça s’appelait « Human Nature ». [Le Dalaï Lama n’écrit pas de textes, il récite des sutras qui sont la plupart du temps enregistrés par d’autres comme l’a fait, par exemple, Bill Laswell. Dans le cas de l’album de Cerrone, ils sont récités par Tenzin Gönpo, artiste que l’on retrouvera plus fréquemment dans les années 2000 – ndlr.]

Vous ne m’avez même pas parlé de votre rôle de co-scénariste avec Alain Delon pour le film « Dancing Machine » en 1990…

(Rires) Oui, oui, je suis plein de projets ! Quand les journalistes me disent « Mais alors, c’est bien votre retour ? Comment vous avez vécu votre absence ? »

Il n’y a pas de retour. Vous n’avez jamais vraiment arrêté…

Et non, il n’y a pas de retour vu que je n’ai jamais été absent ! Je dis aux journalistes « Vous auriez pu regarder ma bio, quand même. » Je n’ai jamais arrêté !

En plus, il y a tellement de choses étranges. Il y a votre remake de la B.O. de « Orange Mécanique » aussi…

Bien sûr ! Il y a aussi un énorme concert que j’ai fait à Nice [en 1996] avec le texte du Dalaï Lama sur une barge énorme avec Montserrat Caballé en ouverture. On a fait presque 100 000 personnes sur la Promenade [des Anglais], ça a été énormissime ! Quand on fait des trucs comme ça, ensuite on m’appelle. Je n’ai même pas le temps de faire un peu de promo, de rester pour en profiter… Tout de suite, on m’appelle. Qu’est-ce que je serais prêt à proposer pour l’arrivée du millenium à la mairie de Hollywood et de Los Angeles ? Encore une fois, je réponds positivement.

Ensuite, vous n’avez pas sorti grand chose entre ’94 et 2002, il y avait une raison pour ça ?

Si ! Il y avait un disque qui s’appelait « Planet » qui soulignait le spectacle de Nice, mais j’étais tellement occupé à produire de gros spectacles. J’ai adoré faire ça. C’est pour ça que je n’ai pas continué à produire. Parce que j’étais extrêmement pris tous les ans à produire d’énormes événements ! C’est le disco qui m’a rappelé, ce n’est pas moi qui me suis battu pour refaire du disco !

Déjà en 2002, « Hysteria ». Et puis sur « Red Lips » [2016] aussi, qui est vraiment encore plus un retour aux sources…

Je me suis fait plaisir. C’était un peu mon retour aux sources de la funk.

DNA [2020] est nettement plus électronique…

C’est donc bien la preuve que je ne suis pas quelqu’un que l’on range dans un tiroir. On m’attend dans le X et je vais faire du Y. C’est pour ça que j’ai la pêche et la bonne santé, que je fais toujours une trentaine de concerts à travers le monde.

Je vous ai vu à Juan-Les-Pins, cet été, vous n’avez même pas joué « Rocket In The Pocket » !

Ah bon ? Vous êtes sûr de ça ? Parce que je ne veux pas dire que je les détériore, mais je les mélange avec un tas de choses. S’il faut, les gens ne reconnaissent plus les titres (rires). Je le vois dans les visages quand je mixe, que je mélange des choses et qu’il y a deux mecs ou un couple, et qu’ils se regardent en disant « Mais attends, c’est quoi ce titre ? ». Et oui, parce qu’avec mon Ableton, je m’amuse moi ! Ça rend vivant ma prestation, parce que je ne suis pas un DJ ! Je ne mixe pas comme un DJ. Et puis je n’ai pas de message à passer, à mon âge. Je suis producteur et je produis sur scène, c’est tout.

Vous voulez dire un mot sur votre dernier album, « Cerrone By Cerrone » ?

Le « Cerrone by Cerrone », c’est vraiment la première fois que je fais un album sur scène. C’est vraiment l’inspiration qui est venue en fonction des réactions de ci et ça… Et ensuite, merci Covid (sic) pour avoir eu assez de temps au studio pour me faire un set de tous les éléments que j’avais. J’enregistre souvent ce que je fais en set et après je réécoute, je me dis « tiens, ça c’est pas mal… oh ça, faut que je le fasse plus longtemps » ou quoi que ce soit. C’est vraiment un album qui est né sur scène. En fait, c’est un set, cet album.

En fin de compte, j’ai passé ma vie sur scène et c’est surtout la scène qui m’a toujours dirigée, surtout dans les 70’s ! J’ai eu la chance de démarrer en ’79 avec de très gros concerts, des grosses mises en scène. Ça marchait très bien et je suis parti là-dedans. La musique que je composais était vraiment, pour moi, considérée au niveau de l’interprétation scénique. Comme je l’eus fait avec la disco, c’était un peu de la musique de film, si l’on peut dire, ou de la mise en scène musicale pour les discothèques. J’ai continué toute ma carrière dans ce sens de faire de la musique mise en scène pour mes concerts. Le « Cerrone By Cerrone », c’est comme ça que je l’ai fait sur scène, aux platines, en adaptant mes sons vintages, que l’on me demandait à chaque fois. Et dès les premières mesures, les jeunes connaissent les titres et commencent à chanter, donc, il fallait que j’adapte. Le DJing m’a amené les outils pour me marrer avec mon Ableton rempli de samples, de cordes, de guitares, de basses, de tout mon catalogue. Puisque la bonne nouvelle, c’est le fait que Malligator est à moi, ça veut dire que tous les thèmes de tous les titres que j’ai pu enregistrer – je crois qu’on est à plus de 500, sont à moi. Vous imaginez la caverne d’Ali Baba de sons que j’ai ? Donc, je m’amuse à revisiter des fois en envoyant que les acapellas d’un titre. Et puis, je fais des orchestrations… Je croise tout !

Quand vous entendez de la dance music des 30-35 dernières années et que vous entendez un pied qui est toujours soutenu, qu’est ce qui se passe dans votre tête ? Ça fait tilt ?

Ça me fait rire… Enfin, ça me fait pas rire, mais moi qu’on appelait « Le Bûcheron », qu’on critiquait pour ma façon de taper avec la batterie alors que j’étais plutôt un batteur extrêmement apprécié à l’époque de Kongas,. D’un seul coup, ils l’avaient tous oublié, pourtant on avait fait beaucoup de dates jusqu’alors, et j’étais devenu le bûcheron qui tape tout le temps…

Pourtant, il y a des preuves de votre aptitude à travers les albums que vous avez fait, il y a des solos, etc. Enfin, on en entend partout…

Vous savez, ceux qui critiquent, ils n’écoutent que ce qu’ils ont envie d’écouter. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, quel que soit le style dont on peut parler, les rythmiques sont très en avant, et je me considère avoir une petite responsabilité là-dedans. Comme dans la dance. Les grosses basses avec des mouvements assez significatifs, on peut attribuer ça à Moroder qui a influencé là-dessus. Comme au niveau des guitares rythmiques, Nile Rodgers a énormément influencé là-dessus. Il y a un beau papier qui est sorti, je crois, il y a 2-3 ans dans Rolling Stones U.S., où ils avaient – et je me reconnais bien là-dedans – dit qu’en fin de compte, la vraie disco, qu’elle soit européenne ou new-yorkaise au départ – ça vient vraiment de New York – tient sur trois mecs, entre les drums de Cerrone, les basses de Moroder et les rythmiques de guitare de Nile Rodgers… C’est un peu vrai…

Christopher Mathieu

www.cerrone.net

Crédit Photo : Pascal Vila

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