Pour l’ouverture de l’édition 2014 du festival Jazz à Juan, les organisateurs avaient misé sur des groupes fondateurs de la black music, maintenus en vie par des survivants des années de débauche, de succès puis d’oubli qu’ont traversé ces artistes.
Autant je trouve que le magnifique décor de la Pinède de Juan les Pins est une ineptie en ce qui concerne les concerts de reggae que je vais voir là-bas la plupart du temps, autant en ce qui concerne le jazz, le parc est un écrin tout à fait adapté au public et aux artistes s’y produisant. Tentés de jeter un pont entre le public bourgeois et érudit du jazz et les masses laborieuses, le site du concert se prête à cette coexistence relativement heureuse.
La soirée débute par le concert du groupe nommé Family Stone, pour évoquer le groupe mythique créé par Sly Stone dans les années 60. Je ne sais pas exactement combien de musiciens dans le groupe ont vécu les années de gloire de cette musique funk scintillante et planante mais sur scène le rendu évoquait plus le réchauffé que les folies et l’extravagance des années funk. L’énergie manquait vraiment et l’image du groupe devant un public passif, assis et relativement âgé n’augurait pas une très bonne soirée.
En deuxième partie de programme, l’affiche annonçait Chic. Un groupe que j’ai déjà vu sur une petite scène au Montreux Jazz Festival en 2004 et leur show m’avait conquis. Comme beaucoup de gloires des années disco, Chic est dans le creux de la vague dans les années 2000 et, forcés de se produire sur de petites scènes, ces groupes sont revenus à une musique plus authentique avec des groupes plus restreints et des arrangement mettant plus en avant la musique que les effets ou le light show.
La prestation funk très roots de Chic m’avait vraiment retourné, l’ambiance intimiste participant à cette ferveur collective qui s’emparait alors de la centaine de spectateurs présents. Sur la grande scène de Jazz à Juan, avec le public précité assis sur des chaises ou des gradins, après le concert très plat de la Family Stone, dire que je n’étais pas enthousiaste est un euphémisme. Lors du changement de plateau je pensais plutôt à mon itinéraire de retour qu’aux pas de danse à dégainer en deuxième partie de soirée.
Déjà pendant les préparatifs techniques, Nile Rodgers, le leader du groupe vient faire un tour sur scène pour tâter l’ambiance et déclenche un mouvement de foule pour une séance de dédicaces à laquelle il se prête avec une grande gentillesse. Je ne pensais pas que cet artiste que je connaissais à peine pourrait déclencher une telle ferveur. Ce ne fût qu’un des révélateurs de mon ignorance à son sujet.
Le groupe monte sur scène et déjà visuellement ça sent bon le regroupement de routards du funk à l’américaine. Les choristes empailletées, le duo basse batterie un peu enrobé, dans le pur style des musiciens afro américains de plus de 50 ans.
Autant le dire de suite le concert fut époustouflant et a fait voler en éclat mes certitudes négatives sur le cours de la soirée. Alors que le précédent concert à Montreux présentait les tubes du groupe Chic, connu pour son hymne : le fric c’est chic, à Juan, sur une grande scène avec un public moins mélomane, Nile Rodgers a choisi de mettre en avant une partie des chansons qu’il a écrites ou auxquelles il a participé pour d’autres artistes.
Quand je parle de tubes, je ne pensais pas qu’un être humain ait pu en composer autant ! Ce fût la plus grande avalanche de mega-hits que je n’ai personnellement jamais entendus malgré plus de cinquante concerts par an depuis de années.
Si je vous dit « I ‘m coming out » et « Upside Down » de Diana Ross, « We are family » de Sister Sledge, « Let’s Dance » de David Bowie, « Like a virgin » de Madonna, « Get Lucky » de Daft Punk vous n’aurez qu’un aperçu de ce que ce personnage incroyable a écrit depuis 4 décennies. Son patrimoine est immense et à mon sens sans égal. Toute personne normalement socialisée et disposant de l’électricité aurait pu chanter par cœur les ¾ du concert tant les morceaux joués sont des monuments de la culture musicale mondiale du 20ème siècle. Vous auriez pu organiser ce concert au Sénégal, en Chine, en Hollande, au Brésil ou au Canada pour obtenir le même résultat : tout le monde chante car tout le monde connaît tout le répertoire. Quand je parle de connaître, il s’agit de pouvoir chanter toutes les chansons, pas de les avoir vaguement entendues.
L’interprétation fut vraiment au niveau et entendre tous ces tubes si vulgarisés qu’ils en perdent leur magie si bien joués fût un bain de jouvence. Nile Rodgers a soulevé le public avec un professionnalisme sans faille et grâce à un band magistral. Les musiciens américains sont tout à fait légitimes et le funk est une pure création culturelle afro-américaine et leur authenticité sur cette musique que des milliers de groupes de bal essaient de s’approprier dans le monde fût rayonnante. On frisait la perfection : duo basse batterie fantastique, chanteuses affolantes d’énergie et de justesse même quand il s’agit d’incarner sur scène les plus grandes chanteuses de l’histoire de la black music. A la guitare, Nil Rodgers enchaîne les rythmiques funk jouées à la perfection.
Le public exulte, se lève, danse. Je m’attendais à ce que « Get Lucky » soit le titre qui emporte le plus le public, mais à ma grande surprise se fût « Let’s Dance » de Bowie qui enflamma les foules. Le public se révélait aussi à cette occasion, car on y vit s’animer un mélange de cadres préretraités fortunés qui constituent le public de base de Juan les Pins et des fratries ou groupes d’amis venant des cités de Vallauris ou d’ailleurs écouter le maître du funk populaire. C’est la toute la compétence sociale de cette musique qui se mettait en scène sous nos yeux brillants d’émerveillement. Avec le temps, ces hymnes ont endossé le rôle de piliers culturels de la communauté mondiale telle qu’elle existe depuis l’émergence des images et du phonogramme qui nous permettent de partager des choses où que nous soyons.
Ultime démonstration de professionnalisme, Nile Rodgers qui n’a pas eu l’air d’apprécier le travail des vigiles qui ont fait asseoir le public qui venait danser devant la scène pendant le concert, pour ne pas gêner les spectateurs impotents et malséants qui écoutent Chic assis. En effet, empêcher les gens de danser lors d’un concert de Nile Rodgers, c’est vraiment une faute professionnelle. Normalement sécurité et programmation doivent marcher de concert et converger vers le résultat attendu, là, ce fût incompréhensible pour le public du concert : faire venir l’empereur du tube funk de discothèque d’outre atlantique et l’empêcher de produire ce qu’il est payé pour produire sur les spectateurs. Quand même rancunier, Nile fait monter des spectateurs sur scène pour le dernier morceau, les vigiles leurs demandent de descendre, sans s’opposer frontalement (c’est ce qu’il faut faire en ces circonstances) Nile, continue à les faire monter, encore et encore. Ce furent 100 ou 150 personnes qui envahirent la scène pour un bouquet final qui mise sur la proximité et la collusion fraternelle autour de l ‘esprit funk.
La musique live est telle qu’elle fût ce soir du 11 juillet 2014. Même expérimenté, même blasé on peut toujours être surpris et apprendre de nouvelles choses de l’ordre de la connaissance comme du ressenti. Pour moi ce fut une magnifique soirée dont je pense tous les spectateurs présents se souviendront longtemps. Bravo Nile !