La chanteuse marseillaise Marion Rampal présente son nouvel album, “Oizel”. Intégralement en français dans le texte, l’opus est une ode au souvenir, à la poésie, à l’imaginaire. L’occasion pour nous de discuter avec l’artiste, dont la franchise et la simplicité ne semblent ébranlées par aucune notoriété grandissante.
La tournée de ton nouvel album, “Oizel”, a débuté par une double date au Théâtre de l’Œuvre, à Marseille, ta ville d’origine. Comment as-tu vécu ces deux soirées à guichets fermés ?
Mon répertoire a une sorte d’ambiance, de poésie qui se déploie bien dans les petits lieux. Dans les lieux “cocon”, un peu à l’ancienne, qui rappellent autant le théâtre à l’italienne que le club de jazz. Ce sont mes deux terrains scéniques de références et d’expression, là où j’ai l’impression d’être le mieux entendue et écoutée, où je me sens le mieux avec mes musiciens, sur scène. Ce qui fait qu’on ne fait pas une musique très “actuelle” : si tu nous mets sur des grosses scènes, on donnera peut-être moins d’énergie ou de déploiement que sur des petits plateaux. J’avais très envie d’être au Théâtre de l’Œuvre, où je n’avais jamais joué. C’est un lieu très fort, très symbolique à Marseille. Commencer ma tournée par Marseille, c’est exigeant : il y a plein de gens que tu connais, qui te connaissent dans la salle; il y a des attentes qui peuvent être fortes, ainsi qu’un peu de stress. Les chansons d’“Oizel” sont encore plus intimes que dans “Tissé”. Les chansons font tellement référence à mon enfance, par exemple, qu’il n’est pas anodin de venir les chanter quand il y a mon frère ou ma tante dans la salle ! J’ai bien aimé commencer par Marseille, c’est comme s’il y avait de bonnes augures : c’est quand même de là que je viens !
Tu présentes Matthis Pascaud comme ton complice musical, comment cette complicité a-t-elle débuté, comment se concrétise-t-elle ?
C’est un peu particulier, Matthis est vraiment le réalisateur du disque. Il avait déjà réalisé “Tissé”, le précédent. C’est la rencontre qui a créé l’envie et la discipline de se remettre à vraiment écrire des chansons, à penser le chant dans la chanson, dans le texte. J’avais déjà exploré ça mais plutôt en interprétant des répertoires que je n’avais pas forcément écrits. C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui peut “penser” des paysages, des arrangements qui soient si proches de mes goûts. Matthis trouve des choses – comme accélérer le tempo, ou changer le groove d’un morceau – qui développent et subliment les chansons. Nous travaillons ensemble depuis quatre ans, c’est une complémentarité géniale qui a été très fructueuse. Il m’a aidé à assumer cette posture d’écrire, de chanter, de manière beaucoup plus aboutie qu’avant.
On sent dans tes textes un attrait tout particulier aux mots, à leur maniement, jusqu’à l’invention de certains. Quelle relation entretiens-tu avec ces mots ?
C’est le premier disque que je n’écris qu’en français. C’était déjà un cadre particulier pour moi, qui ai l’habitude de faire du yaourt en anglais au début du travail de compo. Je me suis efforcée de revenir systématiquement au français, même si ça peut paraître moins classe, moins beau dans la voix, parfois. Je voulais assumer cette nudité là pour travailler sur la langue. Ce disque s’envisage plus comme un recueil de poèmes. Il y a un vrai travail d’auteur, que j’ai l’impression d’avoir beaucoup plus développé sur “Oizel”. Après, je chante un français “maritime”, je suis autant influencée par les québécois que par les acadiens, les cajuns ou le créole. C’est beaucoup en lisant et en écoutant ces langues que j’ai composé. Je suis souvent touchée par la syntaxe, les inversions dans la phrase, les vieux mots, ou les apparentes naïvetés dans l’expression orale. Comme dans les chansons qui viennent de la campagne, dans les vieilles chansons qui parlent des filles qui se font avoir par des marins au bal, qui se retrouvent en cloque, ou à l’inverse de marins perdus en mer, dont les femmes pleurent des complaintes. Ce sont des sources d’inspiration qui sont presque ethnographiques, sur l’ancienneté du langage et sur l’imaginaire, le souvenir…
De quelle manière la mémoire et le souvenir se sont-ils imposés comme des thématiques d’écriture, dans cet album ?
Avant l’écriture de “Tissé”, j’avais perdu un grand père et mes grand mères. C’était la période du confinement, du covid, de mes quarante ans. Plein de questionnements sur la fin du monde, la fin de la vie. J’étais moins troublée en écrivant “Oizel”, plus posée. Sont remontés souvenirs et traces, j’ai osé dire le nom de ma grand-mère dans une chanson, Madeleine. Les mots de l’enfance sont remontés aussi : les “arapèdes”, les “ormeaux”, beaucoup de vocabulaire de la mer, des oiseaux. Ma grand-mère vivait aux Cayolles, à la campagne, j’avais une tante vers la Saint-Victoire, j’allais beaucoup à la mer et dans les calanques : ma vie a toujours été tendue entre urbanité et vie sauvage. J’aime trouver la nature et le sauvage dans la ville, j’aime voir pousser des plantes dans le bitume, je parle beaucoup de merles aussi, qui nous entourent, en ville. Ma fille a huit ans, j’ai passé ces années où elle découvrait le langage et le monde autour d’elle, ses émerveillements m’ont inspirée.
Tu as une très belle liste de collaborations à ton actif : Anne Paceo, Archie Shepp, Piers Faccini… Comment crées-tu ces liens ? Qu’en retires-tu ?
Ce sont des échelles un peu différentes : on a invité Piers sur “Tissé”, c’est une belle rencontre qui m’est un peu tombée dessus, un compagnonnage. Anne Paceo, c’est plus une camarade : elle était dans mon trio puis elle m’a invitée sur “S.h.a.m.a.n.e.s”. Raphaël Imbert a été comme un grand frère… Puis il y a des fraternités au long cours, comme avec Pierre-François Blanchard ou Matthis. J’aime bien le lien et la relation. Je trouve ça merveilleux de créer ensemble. J’ai un parcours un peu buissonnier et j’ai l’impression que c’est maintenant qu’il s’ordonne, en s’appuyant sur mon histoire et mon propre folklore ; je ne suis pas sûre que j’aurais créé cet album sans Matthis, j’aurais dessiné quelque chose mais il m’a questionné là-dessus.
Tu écris également pour les autres. Que t’apporte cet exercice ?
J’aime beaucoup le faire, ainsi qu’enseigner la voix. Je vois et j’entends bien pour les autres, j’aime travailler pour les autres, pour un projet. Peut-être que ça deviendra plus important les prochaines années, même. Pour l’instant, j’ai plutôt envie de prose, de textes, plus que de musique. J’ai commencé à écrire des portraits pour Jazz Magazine. J’ai plaisir à saisir quelque chose dans l’écriture. J’aimerais beaucoup, un jour, écrire un disque pour une chanteuse ou un chanteur, ça me ferait tripper. Malheureusement Johnny est mort, donc c’est foutu ! (rires).
La place de chanteuse lead dans les groupes de jazz n’est pas toujours évidente à prendre, surtout dans un milieu parfois teinté de machisme. Comment le vis-tu, comment l’as-tu vécu, quelles évolutions remarques-tu ?
Ce sont des vraies questions que je me pose, surtout en tant que prof au conservatoire. Il y a des espèces d’attendus, sur le chanteur et plus particulièrement sur la chanteuse de jazz. Il faudrait être une espèce de truc sexy, en mettre partout, faire du scat… Un truc démonstratif attendu sur la voix. Autant dire que j’ai fait le chemin radicalement inverse. En vérité, c’est très français : il y a tout un pan de la création jazz, folk, songwriting qu’on écoute en France mais qu’on programme très peu, à l’image de Daniel Lanois, Rickie Lee Jones ou Bob Dylan. En jazz, on plébiscite des chanteuses très démonstratives plus qu’émouvantes. Il y a un geste un peu roublard. En ce moment, je m’intéresse beaucoup à Abbey Lincoln, très classe sur scène, sans tralala, une certaine austérité sans jeu de jambes. Être une chanteuse de jazz aujourd’hui est un parcours semé d’embûches. Soit tu chantes pas assez, soit tu improvises trop, soit ta jupe est trop courte, soit tu mets trop d’effets sur ta voix.. On n’est pas aidées par les centres de formations ni par le milieu musical en général. C’est en train d’aller un peu mieux, doucement. Je pense à Elise Vasallucci, cette jeune artiste de chez nous qui a une vraie fantaisie. Ça fait plaisir. Je suis également amie avec Sandra Nkaké, que l’on lie au jazz, et qui impose sa personnalité et son indépendance. Il y a plein de questions : comment je me fringue sur scène ? Qu’est-ce que je montre ou ne montre pas de moi ?
Que peut-on te souhaiter en cette année qui débute ?
J’ai envie de m’installer dans les chansons que j’ai à défendre et faire des concerts avec mon groupe. Ça n’a l’air de rien, mais j’ai peu eu le luxe de tourner un répertoire, de trouver mon public, d’aller dans plein de villes de France.
Lucie Ponthieux Bertram
Le 18/05/2024 au Train Théâtre – Portes-lès-Valence (26).
Photo : Alice Lemarin.