Entre les balances et le concert, Sylvain Beuf m’a accordé une interview dans sa loge, abandonnant quelques instants son saxophone. Bavard, rieur, ce fut un vrai plaisir de partager cet échange. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Sylvain Beuf est l’un des piliers du jazz français, reconnu pour ses qualités de musiciens et de compositeur. Il est installé dans le Sud, à Toulon depuis deux ans et depuis la rentrée 2015, il enseigne au Conservatoire de Musique de cette ville. Je n’ai pas eu le temps de finir de présenter « Nouvelle-Vague » et la volonté du journal de couvrir tous les styles de musique que Sylvain démarra sur les chapeaux de roue l’entretien.
C’est important la diversité musicale. Personnellement, sur le plan du son, je cherche depuis environ 4 ans à prendre une direction opposée à celle prise depuis 20 ans en travaillant avec des formations piano/contrebasse/batterie. Ma logique a évolué, je me suis rendu compte qu’il y avait une nécessité de me plonger dans divers univers sonores, notamment avec le guitariste Manu Codja, qui est une référence au niveau du son. Et puis il y a eu la rencontre avec Julien (Charlet) qui a fait venir Philippe (Buissonnet), un membre du sérieux et solide groupe Magma ; il a évidemment apporté de son univers très riche, de l’énergie et un son plus rock.
Vous vous sentez influencé par Magma ?
Je ne suis pas du tout influencé par ce groupe mais c’est vraiment un groupe qui m’intéresse depuis fort longtemps : les musiciens se sont mobilisés autour d’un projet de groupe et d’un projet humain extrêmement sérieux et riche sous la direction de Christian Vander. Magma est un groupe créé dans les années 70, c’est sidérant que plus de 45 ans après le projet perdure…
Et Magma remplit les salles
Oui ! Ils ont gardé une flamme, ils ont su se renouveler aussi. Même si la personnalité de Christian Vander est au centre de ce projet, il y a l’adhésion des musiciens. A mes yeux il existe deux entités musicales, dans le jazz mais aussi dans les autres styles musicaux : des compositeurs, solistes, leaders dont j’ai fait un peu partie à un moment et des groupes forts. Je pense notamment « Weather Report » qui est pour moi une référence importante. Je suis un enfant de cette approche et aujourd’hui je tends vers cela. C’est une musique qui me parle par rapport à mes racines de musiciens et parce que j’ai envie que le projet que je défends soit aussi un projet de groupe.
Beaucoup de choses ont changé dans votre vie ces dernières années, vous êtes sudiste
C’est important pour moi et je me sens vraiment bien dans le midi. J’ai trouvé un lieu de vie qui, en plus d’être formidable, m’apporte les vibrations humaines de gens extrêmement chaleureux. J’ai toujours senti que le midi était un endroit formidable. Les gens sont très relax, c’est le soleil qui fait cela même si on a des amis dans le nord, (Philippe Buissonnet entre autre) mais qui rêvent de venir habiter dans le sud. En musique, j’aime dire que la musique n’a pas de frontières, ni de pays.
Le concert de ce soir sera autour de votre nouvel album « Plénitude »
Complètement car nous sommes dans la dynamique de sa sortie (le 14 septembre dernier). C’est important pour nous de fêter la musique de l’album avec la présence de Laurent (Coulondre) qui fait partie du disque. Il a été invité sur plusieurs titres. On a pérennisé la venue de Laurent aux claviers et j’espère que nous avons la base d’un prochain quintet. En 2016, on devrait se produire sous cette formule.
Vous avez joué en trio, en quartet… en sextet en big band
Big band pas souvent et pas sous mon nom. Cela fait partie des choses que j’aimerais vivre, ce serait alors un grand projet. Pour l’instant, je suis revenu à un format de groupe correspondant, à ce que je ressens, et aussi à mes préoccupations musicales aux influences pop/rock. C’est extrêmement important ce brassage des musiques. « Plénitude » est aussi un événement marquant pour nous cinq car nous avons créé un label discographique, qui sera le moteur de nos expériences à venir. Ce label va accueillir aussi d’autres artistes et d’autres sons… c’est important au niveau régional.
National ?
Oui aussi, l’idée est que si on a un coup de foudre pour un projet, bien sûr d’abord en région PACA, nous soutiendrons les musiciens. Cela doit aussi être une histoire réciproque. Nous avons envie de lancer cet appel du pied pour avoir des propositions en harmonie avec les idées que l’on défend dans la création musicale.
La finalité ?
Pouvoir faire vivre ensemble des artistes qui se reconnaissent à travers différentes choses. Personnellement je suis heureux d’entendre des projets complètement différents de ma musique. J’ai monté ce label pour aider des gens plus jeunes à faire leur premier disque, pour franchir un cap car aujourd’hui, le premier disque est extrêmement difficile à faire, il faut le rappeler.
Comment pourriez intervenir sur ces projets, en tant que directeur artistique notamment ?
Je n’ai pas envie d’être dans une ligne interventionniste pour les projets que je souhaiterais défendre. Il est important de laisser fonctionner la créativité de l’artiste. Pour un jeune musicien, je peux être un bon référent notamment sur la façon d’organiser l’enregistrement. J’ai de l’expérience mais cela s’arrêtera là. Sur les choix artistiques, si par nature, on décide de fonctionner avec un artiste en l’accueillant sur notre label, c’est aussi pour la diversité qu’il apportera.
C’est le premier disque de ce label ?
Oui et c’est le dixième de ma discographie. On fête aussi quelque part la continuité d’un travail, les projets abondent pour le futur. Le fait de vivre dans le sud va forcément m’amener à avoir une réflexion avec les musiciens régionaux car je trouve qu’il y en a plein d’excellents. C’est extrêmement riche mais on voit par ailleurs que sur le plan national, les groupes originaires de PACA ont mal à sortir de la région.
Même de Marseille à Nice et vice versa
Cela m’a fait rire quand on m’a dit qu’un musicien du Var aura du mal à aller jouer à Marseille. La première chose à abattre est toutes ces cloisons et ces fermetures inutiles qui font que les musiciens ne peuvent pas communiquer ensemble. Il faut être plus fort pour défendre des projets en créant des liens, après, c’est sûr, il n’y a pas forcément beaucoup de lieux. Ce serait intéressant de faire émerger des idées et fédérer les énergies pour que les musiciens de Nice, Marseille, Montpellier puissent faire des choses ensemble et bénéficier de structures communes. J’ai toujours trouvé séduisant d’avoir un réseau de salles afin qu’un groupe puisse tourner sur plusieurs dates, par exemple du jeudi au samedi, le jeudi à Montpellier, le vendredi à Marseille et le samedi à Nice.
La fréquentation des salles de jazz sur la région est en baisse. Le jazz a du mal sur la région en dehors des festivals, alors comment les musiciens peuvent-ils survivre ?
C’est sûr, la seule possibilité pour un musicien est d’avoir cette ouverture sur les autres territoires. Le problème à la base est qu’en France, et c’est un problème de mentalité et d’état d’esprit, on est souvent dans un fonctionnement par chapelle et on se renferme. Aujourd’hui, il faut que les musiciens se rassemblent pour décider. Beaucoup de choses se décident sans les musiciens, il faut qu’ils se structurent, qu’ils prennent les choses en mains d’autant que le marché du disque est en déclin. La base peut être de montrer que les formes de musique de jazz et issues du jazz sont générées par cette richesse et qu’elles sont à destination du public. Cela m’énerve d’entendre que le jazz s’adresse à des élus, à des gens choisis qui seraient les seuls à apprécier la musique. Si les gens n’écoutent jamais de jazz, ils n’auront pas accès à cette musique ; il faut redéfinir l’accessibilité de la musique afin de toucher de nouveaux publics en allant jouer dans les rues, en organisant des événements dans des lieux divers. J’ai envie d’aller dans ce sens et faire des créations, de proposer des projets avec résidence dans de beaux théâtre, d’aller au contact de gens différents. Ma venue ici va me permettre d’innover.
Vous êtes enseignant, y a-t-il toujours le même attrait pour le jazz ?
De plus en plus. Mais l’évolution des élèves qui veulent découvrir le jazz dans les écoles de musique n’est plus adaptée au marché. Il y a un déséquilibre entre le vivier des étudiants et la demande existante. On a une énorme offre, nettement supérieure à celle d’il y a 10 ou 20 ans, et les lieux de spectacle n’ont pas évolué, et ont, voire, régressé. C’est tout le paradoxe. Même la transmission de l’enseignement a un sens différent car on enseigne à des gens motivés en se demandant ce qu’ils vont devenir dans ce contexte et comment vont-ils émerger ? L’émergence c’est aussi d’avoir un parcours sans fautes dans les études et qu’il soit créatif. Il faudra que les musiciens puissent défendre un projet original. Restons optimiste mais il est clair que 80% des musiciens pro en France font de l’enseignement. Les jeunes qui émergeront, seront dans cette situation car pour des raisons économiques, ils en auront besoin pour assurer leurs arrières.
Les programmateurs de salle ne sont-ils pas frileux ?
Oui et non depuis quelques années, les festivals sont attentifs à l’émergence de jeunes talents. Les tremplins, les concours d’orchestre, Victoire du Jazz…. dont Jazz à Porquerolles. C’est très positif et encourageant car cela aide des jeunes à passer un cap. A Porquerolles, deux groupes ont émergé et on a créé le Prix du Public. Takt est lauréat mais nous avons voulu récompenser Olivier Lalauze pour son travail d’écriture. Ce serait bien si dans les cahiers des charges des festivals, on valorisait les groupes locaux pour préparer l’avenir. Il y a vingt ans, quand j’étais jeune musicien, c’était à Jazz en Touraine, je devais jouer une première partie de Gerry Mulligan et finalement son épouse n’a pas voulu de première partie. Triste souvenir alors que j’adorais l’homme, le musicien. Je me dis : c’est extraordinaire de voir qu’un musicien américain a dicté sa loi. A cette époque-là, nous n’avons pas été défendus. Cela n’a pas beaucoup changé, les festivals en France ne défendent pas assez la création française. Les tourneurs vont un business incroyable avec les musiciens américains, ce sont des commerçants qui proposent des têtes d’affiche très chères, trop chères. Le public a besoin de savoir. Cela dure depuis trop longtemps. Heureusement, il y a des directeurs de festival, des directeurs artistiques qui ont cette fibre, surtout que c’est avec de l’argent public, des subventions… il faut que ces aides aillent de préférence à la musique française. Par exemple, je suis allé écouter les concerts cet été à Toulon et j’ai apprécié la programmation.
Est-ce que c’est une bonne chose de multiplier les concerts gratuits (pour info, le festival de Toulon était entièrement gratuit) ?
Il y a beaucoup de villes dans le monde, notamment aux USA où il y a des festivals gratuits dont celui de Blues à Chicago. C’est fantastique de voir une ville de droite faire une vraie politique de gauche. Je trouve formidable de rendre accessible la musique avec des programmes de qualité… C’est super de permettre à des gens de tous les quartiers de rencontrer le jazz et cela ne détruit pas les festivals payants. Cela peut amener de nouvelles personnes dans les salles payantes. A Toulon, j’ai apprécié la programmation française de Daniel Michel avec des musiciens que l’on ne voit pas toujours. Vivant depuis deux ans ici, on voit moins de concerts qu’à Paris. Alors ce type de festivals, c’est très agréable. Je suis sensible aux gens qui prennent des risques en programmant de la musique française.
Vous écoutez vos disques ?
Cela m’arrive, un disque est une photographie d’un temps donné et c’est agréable de sentir la vision de l’époque et ses problématiques.
Vous arrive-t-il d’être en colère en vous écoutant ?
En colère non, mais il y a un disque que j’ai beaucoup de mal à écouter alors que je trouve la musique très bonne, c’est le premier car le mixage ne me plait pas, les options du directeur artistique de l’époque ne me satisfont pas, avec beaucoup de réverbération. Le disque a été mal pensé.
Est-ce que l’on n’était pas le son de l’époque ?
Non ! Nous avions l’impression qu’il fallait donner du volume. Les disques qui s’écoutent le mieux, sont ceux qui ont le son le plus naturel possible, même si la musique est complexe, cela doit être une musique qui respire. On peut parler de « Kind Of Blue » de Miles Davies (pour information, sorti en 1959 sur le label Columbia), un trésor. Le son traverse les époques. Avec l’espace, la réverbération naturelle donne l’impression d’être dans un immense théâtre. En écoutant, mes disques j’ai parfois un petit pincement au cœur en me disant que certains auraient pu vivre plus longtemps, comme « Octovoice », ensemble vocal que j’avais monté ou « Joy » en sextet. Il devait y avoir un second et des raisons artistiques et économiques l’ont emporté. Je suis heureux car aujourd’hui il y a des choses, qui avancent comme un projet avec Diego Imbert et Franck Agulhon. Nous allons repartir sur un trio, c’est un peu un scoop, le fruit des rencontres passées.
Retour en trio ?
En partie. Je voudrais faire une création ambitieuse avec des artistes du midi et européens. A Paris en 2007, j’avais eu un projet à 8 mais je projet n’a pas pu continuer.
Si vous deviez partir sur une île avec un instrument
A priori sur une île jouer du saxo tout seul cela ne va pas me plaire. Je vais amener du papier à musique et je chanterai.
Chanter ou composer ?
Les deux, mais beaucoup chanter car le chant est mon deuxième instrument.
Sur scène vous chanter ?
Cela m’est arrivé mais pas dans ce contexte, c’est important pour moi. La voix est vraiment un instrument. Si je suis sur une île déserte autant faire plaisir aux oiseaux exotiques au lieu de les effrayer avec un saxophone.
Jazz à Porquerolles l’année dernière avec la prestation d’Archie Shepp
Il est l’un des rares musiciens à avoir osé chanter et son personnage de bluesman, jazzman… est très libre.
Avec un disque sur l’île déserte ?
« Kind Of Blue » ou un disque d’orchestre, pas forcément de jazz. Peut-être le quatuor à cordes de Maurice Ravel.
Merci