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Co-fondateur il y a 30 ans de Underground Resistance, collectif pionnier issu de Detroit et définisseur de la rythmique techno devenue si évidente de nos jours; aujourd’hui compositeur de classique contemporain toujours plus reconnu, DJ vénéré, virtuose hypnotisant de la boîte à rythmes Roland TR-909 et conceptualiste avant tout; contrairement à beaucoup, Jeff Mills n’a pas démérité son titre de légende vivante. À l’occasion de la présentation de son exposition “Weapons” à Monaco composée d’œuvres futuristes, interview rare avec celui qui, depuis toujours, planifie tout ce qui nous attend.
Vous avez évolué graduellement de l’interprétation de votre musique par des orchestres à créer vous-même vos œuvres orchestrales originales. Quel a été votre processus ? Avez-vous dû plonger plus profondément dans le solfège pour cela ?
Oui, j’ai eu pas mal de recherche à faire pour mieux comprendre le niveau de ce à quoi je m’essayais, en commençant par comment un orchestre fonctionne avec les limites et aptitudes de chaque musicien, ce que les instruments peuvent vraiment faire et ce que les musiciens peuvent leur faire, puis récupérer cette information et avoir une meilleure idée de comment écrire les compositions originales. Ce n’est pas une bonne chose d’avoir des musiciens qui n’ont rien à faire, pas vrai ? Donc, chaque morceau doit être écrit avec l’idée que chacun va jouer à un moment donné ou avoir un rôle à jouer dans la composition. J’ai donc dû apprendre tout ça et garder un œil sur ce que la musique classique a traversé et ce qui est actuellement considéré comme des nouveaux types de musique, des choses comme ça, et m’immerger toujours plus dans ce genre musical pour mieux le comprendre. Ça, et aussi chercher d’autres exemples en termes de comment traduire les concepts, étudier le cinéma et autres productions pour me faire une idée de ce que j’ai besoin que le public ressente à certains moments, en empruntant des choses à la dance music dans la façon dont on piège les gens pour qu’ils entendent une chose, puis une autre arrive, comme une gauche-droite en boxe et tout ça, on utilise un peu toutes les choses qu’on connaît.
Vous ne pouvez pas ignorer le peu de compositeurs Noirs reconnus. Y a-t-il une partie de vous qui cherche à se démarquer de la conception habituelle que les Noirs appartiennent à des genres donnés, tels que le jazz, le r’n’b… Est-ce que vous essayez d’en faire une mission d’une manière ou d’une autre ?
Non ! Je vis et pense au-delà de ça. Je pense que les gens qui en font toute une affaire sont ceux qui ont vraiment besoin de le faire parce qu’ils ont besoin de ce type de structure de classe basée sur ci et ça. Je pense être assez chanceux d’avoir la capacité de voir au-delà de ma communauté, au-delà de mon pays, au-delà des races. Je ne pense vraiment à ces choses-là que quand on me les rappelle. Quand je suis assis dans le studio et que je travaille, il n’y a rien à voir avec la couleur. Ou quand je suis assis face à un clavier et que je pense à deux planètes qui s’entrechoquent, ça n’a rien à voir avec l’Afrique, ça n’a rien à voir avec l’Amérique, ou autre. Non, je pense de façon positive. Le fait que l’histoire de mes ancêtres m’a été retirée me permet de pouvoir réinventer, re créer et construire ma vie autour de moi en ce moment précis. Et si je choisis de me focaliser principalement sur l’avenir et non le passé, je suis tout autant à l’aise avec ça. Certaines personnes peuvent avoir un problème à penser très loin à l’avance parce que ça ne devient pas clair, cela représente tellement de hasard, de conséquence. Mais en fait, je suis tout aussi confortable à regarder de l’avant que je le suis à regarder en arrière. Donc je peux rêver inconditionnellement et travailler pour traduire ces idées inconditionnellement.
Il y a 10 ans, vous avez fait une interprétation live de X-102 avec “Mad” Mike Banks pour Sonar. Avez-vous depuis discuté de vous remettre à collaborer ensemble et possiblement raviver ce que vous faisiez en tant qu’Underground Resistance ?
Oui, il se trouve qu’on a une proposition de faire X-102 à Tokyo plus tard cette année.
Et de nouvelles choses ensemble ?
Eh bien, on doit jeter un œil aux nouvelles découvertes de Saturne pour voir ce qu’on découvre à ce sujet et qu’on l’applique. Il se peut qu’il y ait un autre enregistrement, je ne suis pas sûr. Ça se peut, dépendant de combien d’information on trouve.
Et composer ensemble aussi ?
Ça dépend de ce que c’est ! Par exemple, s’ils trouvent des découvertes vraiment significatives sur des choses à l’intérieur des anneaux – ce que je sais que certains ont trouvé – si cela exige une composition complètement distincte, alors c’est qu’il faut la faire.
J’ai interviewé Juan Atkins il y a 3 ans et nous avons parlé du concept même de la techno. À mon étonnement, il ne l’a pas associée au rythme soutenu en 4 temps mais plutôt à un concept global futuriste. Vous voyez ça de façon similaire ?
Je vois le pattern en 4/4 comme une sorte de dispositif très universel, je suppose. Il a été utilisé avec beaucoup de stratégie et de tact dans les premières années de la musique électronique parce que la musique avait besoin de s’étendre au-delà de Detroit, New York, Londres et ce type d’endroits. Il était très clairement convenu que nous avions besoin de rendre la musique simple, ou du moins simple en apparence, car en fait, elle était très complexe, parce que plus on la décompose, plus on doit stratégiquement placé ces notes à certains endroits pour que l’auditeur ressente que ce n’est pas identique à ce morceau-ci ou celui-là, donc, en fait, il est très dur de traiter avec du vrai minimalisme, c’est vraiment dur. Mais nous étions conscients que nous avions besoin d’avoir quelque chose d’universel. Qu’on vienne de Detroit, Berlin, Rome, ou n’importe où, quand on se rassemble, qu’on ait cette option de jouer quelque chose qui nous lie tous ensemble. Et décomposer la musique est une des choses que l’on a fait.
C’était donc une décision consciente.
Oui, bien sûr. Et nous le savions tous. Et cela est devenu la fondation sur laquelle les choses pouvaient se construire. Et ça a vraisemblablement été le cas.
Comment expliquez-vous qu’une telle vague de futurisme ait pu émerger des jeunes Afro-Américains que vous étiez, et plus spécifiquement à Detroit ? Pensez-vous que la faillite de l’industrie automobile de la fin des années 70 soit liée à cette ambiance ?
Non, je ne pense pas, et il se peut que je diffère de mes collègues de Detroit, mais je pense que c’était l’idée que nous nous rapprochions de la fin du siècle, l’écart se rétrécissait, et malheureusement, l’an 2000 a eu plus d’effet que la chute de l’industrie automobile des années 70. Et puis, la plupart d’entre nous étions si jeunes à l’époque que nous ne sortions pas vraiment. On n’avait pas de boulots ! On était trop jeunes ! On était encore à l’école. Donc, à moins d’avoir une famille qui était vraiment affectée par le déclin de l’industrie automobile, ce qui aurait pu avoir un effet psychologique, je pense qu’à un niveau plus large, plus profond, c’était cette idée que nous nous approchions de l’an 2000 et que des albums comme “Computer World” de Kraftwerk nous dictait que la calculatrice de poche et tout ce genre de choses allaient devenir normales.
Mais pourquoi pensez-vous que cela a plus touché Detroit qu’une autre ville ?
Je pense qu’avec Detroit, c’est spécial, parce qu’il y a un mélange de plusieurs choses différentes, mais nous étions en avance sur de nombreux points différents, donc, en termes de musique, Detroit était toujours – et je pense que c’est encore le cas – un lieu où la musique est testée en premier. Si ça marche à Detroit, c’est ensuite envoyé à d’autres endroits. À Chicago, au Texas, à Atlanta, des endroits comme ça. Et c’était encore plus le cas dans les années 70 et 80. On entendait beaucoup de musique en premier et on testait beaucoup de choses. Et beaucoup de DJ’s comme moi-même, et de DJ’s avant moi, étions habitués à ce processus. On pouvait prendre quelque chose qui était un disque médiocre mais on savait vraiment comment en faire un tube ! Et cette compréhension m’a suivi à la radio à travers toutes les années 80 puis dans les années 90. C’est ça qui était spécial avec Detroit. Si on est jeune et que la musique n’est pas considérée comme ce *truc de dingue* mais qu’en fait, on vit dans une communauté où le vieux au bout de la rue travaillait chez Motown et que la femme du coin de la rue était choriste et que votre prof était musicien de studio pour Motown et des choses comme ça, il devient normal qu’on n’ait pas beaucoup d’entraves à l’idée qu’on veuille faire de la musique pour vivre ! On a une sorte de soutien. Et ensuite, quand on décide de faire de la musique, on a tous ces lieux, ces usines de pressage et ces gens désireux de nous aider, et donc, c’est spécial pour ça. La ville a toujours produit de très bons musiciens. La musique est juste enracinée dans la culture là-bas, donc ce n’était pas dur.
Vous avez toujours été extrêmement prolixe en sortant parfois plusieurs albums et maxis par an. En fait, il peut être assez difficile de suivre tout ce que vous sortez. Vous n’avez pas l’impression que ça peut être parfois contre-productif ?
Non ! Parce que tout d’abord, si je pensais qu’il y avait une ligne temporelle ou une date limite pour la musique, alors je pourrais effectivement penser comme cela. Que les gens sont perplexes. Mais la façon dont je le vois, c’est que quelque chose qui est sorti, son point initial n’a rien à voir avec la musique, sa vie en soi. En d’autres termes, quelque chose que j’ai sorti en 1996 peut n’être reconnu que maintenant de par la façon dont les gens raisonnent. Donc ce n’est pas important à quel moment c’est sorti, ce qui est important, c’est que ça sorte. Donc, beaucoup de choses que je sors, je ne pense pas que les gens vont y être attirés maintenant. Mais dans 10 ans, si je calcule correctement et que les gens avancent dans une certaine direction, ce sera plus pertinent dans une décennie que maintenant. Et, avec mon horloge de vie qui ralentit et que je n’ai que possiblement 40 et quelques années à vivre, j’ai besoin de sortir autant de musique que possible une fois qu’elle est terminée. Donc, ce type de raisonnement est plus réaliste, basé sur ce que nous sommes, comment nous pensons. Ce qui n’est pas attirant en Juin, peut-être d’ici Décembre, se retrouve avec une longueur d’avance.
C’est donc une envie irrépressible qui vous pousse à sortir…
… À sortir autant que possible aussitôt que je peux, pour l’évacuer. Et je ne pense pas qu’une fois sorti on va en vendre 20,000 unités. Je pense qu’une fois sorti, ça lui donne l’opportunité d’émerger ou de s’immerger or de rester dans le marché de la musique en général, et qu’au fur et à mesure que les gens vieillissent, ils auront des chances de le comprendre, ou pas. Et j’ai toujours tenu le label [Axis Records] de cette manière. Ce n’est donc pas une *nouvelle* sortie. En fait, c’est juste un ajout supplémentaire à une plus grande œuvre dans son ensemble qui doit sortir pour qu’on puisse le découvrir dans 10 ans, 20 ans, 30 ans, ou peut-être jamais ! Pas vrai ? C’est comme ça que ça fonctionne.
Je crois que vous avez toujours composé sans ordinateur. Comment a évolué votre configuration avec les années ?
Toujours sans ordinateur. C’est une machine dans une autre.
Vous utilisez une grande configuration ?
Ça dépend. Parfois, je n’utilise qu’une machine, parfois 5 ou 6… ou 7.
Vous composez tous les jours ? Est-ce que vous suivez une discipline ?
Je ne compose pas tous les jours mais l’équipement est allumé tous les jours où je suis là. Donc si j’ai 15 minutes entre sortir les poubelles ou autre (rires), je monte à mon studio et je joue et fais quelque chose pendant 15 minutes.
À travers les années, vous semblez avoir toujours été de plus en plus captivé par l’astronomie, allant encore plus loin ces jours-ci en créant une exposition d’objets physiques. Comment ça se fait ?
Eh bien, parce qu’il y a des années, j’avais la notion que notre avenir serait plus dans l’espace, mais j’en suis encore plus convaincu maintenant. Et je deviens encore plus convaincu que l’espace et les sujets se rapportant à l’espace, qu’on le veuille ou non, devront être des sujets sur lesquels on devra en apprendre plus. Et je pense que les gens qui écoutent de la musique électronique sont des animaux très spéciaux, parce que nous avons en quelque sorte une plus grande capacité à écouter de nouvelles choses. C’est ce que j’ai appris parce que j’ai joué de nombreuses choses moi-même, tellement de choses discutables à mon public. Et ils l’écoutent en tant que musique. Donc cela me dit qu’ils sont disposés et très ouverts. Et c’est pour cela que je pense qu’ils sont très spéciaux. Si on leur donne les bons composants, si on leur donne le bon sujet, les gens dans la musique électronique peuvent le prendre et vraiment l’utiliser et l’appliquer de manières que je ne pourrais jamais imaginer. Donc je pense que je m’adresse à eux ! Tous ces disques qui parlent d’espace, de planètes… Je m’adresse aux jeunes qui, je le sais, sont attirés par la musique électronique, parce que je sais qu’ils ont la capacité mentale de faire la connexion. Et en vieillissant, et si j’ai de la chance, et que ce type de musique est celui qu’ils auront écouté étant jeunes, que deviendront-ils plus vieux, à 50, 60, 70 ans, si à 19-20 ans ils ont écouté de la musique au sujet de planètes qui s’écrasent ?
Donc vous voyez un lien direct entre l’astronomie et l’électronique ?
Ou du moins, le fait de se sentir à l’aise avec des choses qu’on ne comprend pas vraiment, auxquelles on est disposé à être assez patient pour pouvoir en apprendre plus à leur sujet. Et c’est ce qui va nous sauver, pas vrai ? (rires) Je pense que notre avenir est d’être tous exposés à des choses qu’on ne comprend pas bien. Mais pourtant, il ne va falloir ni s’en détourner ni l’effacer, il est probablement mieux d’avoir plus de patience pour le comprendre. Donc voilà le travail que je continue à faire car je suis convaincu que les gens qui écoutent de la musique électronique sont des gens spéciaux. Et je pense que s’ils choisissent de rester dans cette industrie, ce sont eux qui peuvent avoir une image plus claire de l’avenir, et ne pas en être si effrayés, pas aussi réticents à le regarder en face. Si ils le regardent, quand il arrive, ils s’y sentent à l’aise. C’est le but.
Parmi les objets présentés à cette exposition, il y a une mystérieuse boîte à rythmes qui s’appelle The Visitor, créée depuis les circuits de votre ancienne TR-909 avec laquelle vous avez composé la majorité de votre discographie. Il semble néanmoins qu’elle ait plus de boutons qu’une TR-909. Vous lui avez ajouté des fonctions supplémentaires ?
Oui, on a fouillé toute la planète pour trouver certains boutons. Je voulais qu’elle ait certaines choses donc on a trouvé toutes ces pièces. Toutes les pièces internes ne proviennent pas que de la 909, il y a aussi des pièces nouvelles.
Vous lui avez ajouté des effets supplémentaires ?
Oui parce qu’elle a été conçue pour être jouée.
Mais vous ne l’utilisez pas ?
Pas tant que ça encore. Elle a été conçue pour être un instrument jouable donc il n’y a pas de MIDI et pas de synchro, il n’y a aucune sortie autre que l’audio. Et même cela a été simplifié à une autre machine qui a des sorties séparées, donc elle est sciemment limitée en capacité de changements pour qu’on soit obligé de la jouer, c’est la raison pour laquelle c’est un module autonome. Donc c’est un peu comme un violon, je suppose, comme une contrebasse. Ça fonctionne comme ça.
Vous avez essayé la TR-09 ? Comment vous la comparez à la TR-909 ? Les boutons sont un peu petits, non ?
Oui, j’en ai une. C’est sympa. Ouais, c’est un peu petit mais ça reste une bonne introduction.
Propos recueillis par Christopher Mathieu le 28/04/18 à Monaco.
En concert le 27/07/18 dans le cadre du festival Marseille Jazz des Cinq Continents au Palais Longchamp – Marseille (13).