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Adulé, détesté, incompris, révolutionnaire, les qualificatifs seyant à Igorrr sont légions. À l’origine de ce projet, un seul maître à bord, Gautier Serre, auteur compositeur aux multiples visages. Le puit duquel Gautier sort son inspiration est tel le tonneau des Danaïdes, sans fond. Plongeant dans l’inextricable complexité de la folie, la musique d’Igorrr ne laisse, en aucun cas, la conscience du public ressortir indemne de ses concerts. C’est justement avant l’un de ceux-ci que nous avons eu le privilège d’être reçus par Gautier et sa chanteuse, Laure Le Prunenec.
En 2012 vous travaillez ensemble au sein de Corpo-Mente. Quel est le lien artistique entre Corpo-Mente et Igorrr ?
Gautier : À l’époque nous avions réalisé “Tout Petit Moineau”. Le résultat nous avait beaucoup plu et nous avions alors décidé de creuser un petit peu l’idée, de faire de la musique ensemble. Un projet qui ne concernerait que nous deux. Je composais la musique et Laure chantait.
Laure : Gautier avait beaucoup de petits morceaux de musique qu’il cachait en secret et que je trouvais très beaux. C’est de là qu’est partie la volonté de composer un album entier. Ainsi virent le jour Corpo-Mente puis Igorrr.
Pouvez-vous nous dire, tous les deux, à quel âge vous avez débuté la musique ?
Laure : Lorsque j’étais toute petite, j’ai eu la chance d’avoir une mère qui chantait elle aussi. Elle m’a très vite inscrite dans un cours classique de piano. Le chant n’est venu qu’après. Vers quinze ans j’ai pris la mesure du potentiel qu’offrait l’utilisation de ma voix comparée à celle offerte par la pratique du piano. Un an de cours afin d’appréhender les bases, un atelier de jazz pour m’ouvrir pleinement à la musique, et me voilà.
Gautier : D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours composé de la musique. Hyper jeune, à l’époque, j’étais équipé de vieux synthés et de magnétos analogiques qui me permettaient de créer et d’enregistrer mes propres samples. Je prenais les bandes sur lesquelles figuraient déjà des enregistrements, je les découpais de façon à isoler et récupérer des mots que je recollais ensuite les uns à la suite des autres dans le but d’obtenir des phrases qui n’avaient plus aucune signification. Par la suite, j’ai acheté une Playstation 1 et à partir d’un jeu qui s’appelle “Musique” j’ai composé des centaines de morceaux. Puis j’ai travaillé avec d’autres personnes sur différents groupes.
En matière de musique, quelles sont vos influences respectives ?
Gautier : J’ai beaucoup d’influences classiques avec Domenico Scarlatti, Chopin, Bach ; métal avec Cannibal Corpse, Pantera et Sepultura , black metal avec Mayhem et Dimmu Borgir, et électroniques avec Aphex Twin notamment. Mes influences électroniques sont ce qui apporte un son jungle à mes compositions.
Votre musique hybride, ainsi que l’atmosphère graphique qui l’accompagne, semblent très déstructurées. Comment parvenez-vous à ce résultat ?
Gautier : Tu peux voir l’ensemble comme un puzzle, ou bien un tableau que tu créées à partir d’une multitudes de petites pièces assemblées au fur et à mesure. Il s’agit en fait d’un chaos très bien pensé.
Lors de la mise en place de votre travail de composition, tout ce chaos est-il déjà en place dans votre tête ?
Gautier : J’ai une idée relativement claire du résultat que je cherche à atteindre et j’utilise tous les éléments mis à ma disposition pour concrétiser la création. Laure fait partie à part entière du processus de composition, elle m’apporte la matière nécessaire à son aboutissement.
Laure, est-ce vous alors qui écrivez les paroles ?
Laure : Lorsque Gautier m’envoie un projet, celui-ci est déjà bien abouti. J’ai alors juste à me laisser entraîner et les idées sortent un peu d’elles même. Je les quantifie et les retravaille, puis s’en suit un échange d’e-mails, entre Gautier et moi, visant à finaliser l’opération créatrice.
Gautier : C’est concrètement ce qui est en train de se passer pour la composition du nouvel album.
Comment, à ce propos, se dessine le prochain album ?
Gautier : C’est un peu tôt pour en parler, je peux en revanche, d’ors et déjà, dire qu’il y aura peut être quelques changements, des nouvelles expériences. Si ça sonne mieux on garde, si ça sonne moins bien on oublie. Mais j’ai confiance, nous avons trouvé quelques trucs vraiment bien.
Laure : Peut-être des changements dans la voix oui. Nous cherchons vraiment à nous renouveler sans cesse. Mais tout se fait naturellement. Personnellement j’avais envie d’entendre ma voix autrement.
Cette constante évolution s’accompagne-t-elle également de challenges personnels ?
Gautier : Oui tout à fait, concrètement par exemple, le dernier challenge de Laure était le chant d’une note très haute, sur la chanson « Problème d’Émotion », qu’elle ne parvenait pas à atteindre. Laure avait passé plusieurs semaines à s’exercer pour y parvenir.
Laure : En effet, je ne maîtrise pas les techniques lyriques des chanteurs d’opéra. Je me suis donc presque toujours, dans le passé, cantonnée à un répertoire utilisant les fréquences médium, me limitant à ma zone de confort. Avec « Problème d’Émotion », j’ai été contrainte de repousser mes limites. Chanter une note extrêmement aiguë, la tenir, et que le tout ait l’air naturel. Tous les matins je me réveillais avec ce truc en tête : « Il faut que j’y arrive, il faut que j’y arrive, il faut que j’y arrive ! », Gautier m’a accompagné comme un coach sportif et j’ai fini par réussir. C’était comme deux entités se réunissant pour réaliser un petit peu de magie en somme.
Quoiqu’il en soit, peut-on, d’ors et déjà spéculer sur 2019 pour la sortie de ce nouvel album ?
Gautier : Et bien en fait, même ça on ne le sait pas vraiment encore. Tant qu’il ne sonnera pas exactement comme nous le souhaitons, il ne sortira pas. Nous n’avons pas de date en tête.
Comment avez-vous vécu l’expérience de votre passage au Hellfest 2017 ?
Gautier : Nous l’avons très bien vécu. Nous avions joué assez tôt et, à notre grande surprise, ainsi qu’à celle des programmateurs, il y avait eu énormément de monde.
Laure : J’étais complètement soufflée ! Waouh ! Tout ce monde qui s’était déplacé pour nous voir.
Gautier : C’était un moment très fort.
Une autre date vous ayant marqué?
Gautier : Le concert au festival Copenhell à Copenhague. Blindé de gens et un public hyper réactif.
Laure : C’est typiquement ce genre de scène que je préfère en fait. Incroyable d’énergie. Plus il y a de monde et plus je me sens stimulée.
Gautier : Après il nous est également arrivé de jouer devant des publics très nombreux mais qui, ne nous connaissant pas, restaient dubitatifs, le menton à la main (Rires). Ca arrive aussi.
Comment, de fait, définiriez-vous votre public type ?
Gautier : Justement, c’est une vraie difficulté, il y a des gens qui viennent nous voir et qui préfèrent la musique électronique, certains sont fans de métal, d’autres de musique classique. Mais au fil des années, on remarque que ce sont les métalleux qui prennent de plus en plus de place dans la foule.
Laure : On a pu remarquer que le fan de métal est, de toutes façons, plus ouvert que les fans d’autres styles de musique.
Laure, te considères-tu comme fan de métal toi-même ?
Laure : Je ne me suis jamais cantonné à un style. Au lycée, déjà, je n’appartenais pas à une bande, je me sentais bien au milieu de tout le monde. Je n’ai jamais voulu me poser de barrières. Mon grand-frère m’a, effectivement, initiée au métal, mais de là à m’en revendiquer, non. Non je ne peux pas dire que je viens du milieu métal en soi.
Ministry annonce une tournée avec Carpenter Brut et Igorrr en groupes de soutien. Comment se sent-on à l’idée d’une telle perspective ?
Gautier : On n’a jamais confirmé notre participation à cette tournée. C’est une confirmation qui s’est faîte dans notre dos donc nous allons attendre un peu avant de répondre à cette question (NDLR : Igorrr ne participera finalement pas à cette tournée et sera remplacé par le groupe néo zélandais Alien Weaponry).
Laure, la scène métal féminine a tendance à se diviser en deux catégories, les chanteuses lyriques, dans les groupes telles que Nightwish, et les voix death, à l’instar d’Arch Enemy. Comment te positionnes-tu dans ce milieu encore très peu ouvert aux femmes ?
Gautier : Je crois qu’elle ne se positionne dans aucun des deux. Laure est un OVNI.
Laure : Bon, déjà, Arch Enemy, je ne connais pas ce groupe. C’est pour te dire à quel point je me sens perdue dans toutes ces étiquettes. Pour être honnête je ne me perçois pas comme une femme évoluant dans un domaine plutôt masculin. Je fais de la musique et je ne me fais pas d’avis sur la question de la place homme/femme dans tout ça. Lorsque je rencontre quelqu’un, je rencontre avant tout un être humain, pas un homme ou une femme. Je ne réfléchis pas comme ça, je n’ai pas ce rapport avec le Monde. Cette absence de séparation m’offre une réelle et totale liberté au sein du milieu dans lequel je me trouve. Je m’adapte assez bien avec mon environnement.
En 2017, vous avez composé la musique du film « Jeannette, l’Enfance de Jeanne D’Arc », appréhendez-vous la composition musicale de la même façon quelque soit le masque artistique que vous portez ?
Gautier : Avec Igorrr, et Corpo-Mente, je suis totalement libre. Mais pour le film « Jeannette », j’ai dû travailler avec quelqu’un et un cahier des charges assez lourd. Par exemple, ma musique allait être chantée par des actrices qui devaient danser en même temps. Il fallait donc quelque chose de simple et qui laissait assez de place pour accueillir des textes très lourds. J’ai donc été obligé de composer pour faire plaisir avec un grand nombres de contraintes et donc autant de difficultés à relever. Donc, non, en effet, mon travail n’a rien à voir selon que j’écrive pour moi ou pour quelqu’un d’autre.
En 2008, vous avez participé à la création de l’album « Illud Divinum Insanus » avec Morbid Angel. Quel est ou quels sont les autres groupes, artistes, avec qui vous aimeriez collaborer ?
Gautier : On travaille un peu avec Napalm Death. J’aimerais bien travailler avec Mike Patton aussi. J’avoue ne m’être jamais vraiment posé la question, pour Igorrr en tous cas. Après c’est vrai que, personnellement, j’adorerais bosser avec Georges Fisher, le chanteur de Cannibal Corpse.
Laure : Ça tu le pourrais je pense.
Gautier : Oui c’est vrai, maintenant que l’on travaille sur le même label.
Laure : Moi j’aimerais bien créer un projet avec Björk ou Thom Yorke, mais cela reste juste un rêve.
Êtes vous heureux de jouer, ici, dans le sud, au festival des Nuits Carrées ?
Gautier : (Rires) Pas du tout ! Trop pas !
Laure : (Rires) Il fait beau, le soleil est superbe, un vrai cauchemar !
Gautier : Plus sérieusement, on est ravi. L’accueil est génial, la programmation est vraiment chouette, Soulfly, Perturbator, Ultra Vomit. Une telle qualité dans le choix des groupes au sein d’un lieu comme celui-ci, j’espère vraiment que d’autres festivals vont commencer à proposer des choses similaires, un peu plus osées, dans le sud.
Quel(le) est l’artiste un peu particulier que vous écoutez en ce moment ?
Gautier : En ce moment j’écoute de la musique roumaine, des trucs des Balkans issus des années 80/90.
Laure : Ces jours-ci, dans ma voiture, j’écoute Magma, une compilation de leurs morceaux des années 70.
Peut-on dire, Laure, que votre langage chanté se rapproche assez de celui employé par ce groupe justement ?
Laure : Je créé les mots tels qui me viennent au moment où je les chante. Pas comme Laurent qui, lui, utilise des dictionnaires qu’il laisse à la disposition du public, afin que celui-ci puisse se renseigner sur la signification des textes. Je suis dans une recherche de liberté totale du son, dans son rapport avec le corps, les vibrations que les sonorités transmettent à l’être tout entier. De plus, je trouve extrêmement intéressant de laisser à l’auditeur une vraie part d’interprétation de la musique telle qu’il la ressent. Que le public puisse peindre lui-même les rêves qui se créent dans sa tête lors de l’écoute. Bien sûr, je suis forcée d’écrire ces mots, mais là encore, j’y trouve un moyen supplémentaire de réaliser une introspection.
Gautier : Je suis tout à fait d’accord.
Aurélie Kula
Crédit photo : Aurélie Kula