Géant discret de la chanson française, Claude Lemesle fête ses 80 ans sur scène après six décennies à écrire pour les plus grandes voix et signer plus de 1 500 titres gravés dans la mémoire collective. Guitare à la main, il célèbre une carrière tissée de refrains incontournables, fidèle à une passion intacte pour les mots et la transmission.
Parmi les 4000 chansons que vous avez écrites, comment avez-vous choisi celles que vous allez interpréter sur scène ?
Nous allons piocher dans une cinquantaine de chansons d’humour et de couleurs différentes. Je ne vais pas tout révéler mais à travers ce spectacle, j’aimerais montrer l’étendue, la diversité de ma palette, entre chansons d’amour et d’humour, chansons loufoques, et d’autres plus graves. Je n’aime pas le terme de chansons engagées que je trouve prétentieux, mais disons des chansons sur des sujets sérieux et d’actualité comme “La Bête Immonde” et “La Colline de la soif”. Brel disait à ce propos : “les messages je les laisse au facteur”. C’est ce que moi j’appelle pousser des cris, des cris de colère, des cris de révolte…J’aime bien la position de Boris Vian quand il écrit de cet ordre-là. “Hormis le Déserteur” est excellente chanson écrite au premier degré en langage parlé. Vian utilisait souvent le prisme de l’humour dans des chansons comme la “Java des Bombes Atomiques”, “Les Joyeux Bouchers”. J’aime voir les thèmes abordés sous cette forme-là. C’est au créateur de trouver un angle original à des chansons qui peuvent avoir des motivations plus sérieuses. Je crois avoir une grande diversité dans mon expression en matière de paroles de chanson. Je vais présenter tout ça à travers des chansons que j’ai écrites pour Joe Dassin cela va de soi, mais aussi pour Michel Sardou, Gérard Lenorman, Michel Fugain, Gilbert Montagné, Nana Mouskouri, Alice Dona, Hervé Vilard et des artistes moins connus. J’ai écrit pour plus de 270 interprètes alors si on voulait faire un panorama complet, on y passerait la semaine (rires !). Il y en aura pour tous les goûts.
Joe Dassin a été une rencontre déterminante. Comment décririez-vous votre complicité et ce qui a donné naissance à des classiques comme “Salut les amoureux”, “l’Été Indien”, “Dans les Yeux d’Emilie” ou “Et si tu n’existais pas” ?
C’était une très belle amitié entre Joe et moi. C’est complètement cliché de citer la phrase de Montaigne “Parce que c’était lui parce que c’était moi…” mais il y avait entre nous une complicité très forte et très naturelle. Nous étions le confident l’un de l’autre. Et Dieu sait si Joe était pudique et ne se confiait pas facilement. Notre relation allait bien au-delà de la collaboration, c’est une complicité, une amitié très forte. C’était à la fois professionnel avec beaucoup d’attention à ce que l’on écrivait ensemble et à la fois très personnel dans les sentiments d’amitiés qui nous unissaient. C’était certainement une amitié plus Souchon Voulzy que Lennon McCartney (rires).
Vous avez également écrit pour Carlos, Michel Sardou, Serge Reggiani, Nana Mouskouri, Julio Iglesias, Alice Dona, Isabelle Aubret, Johnny Hallyday…
Johnny ça a été une période assez courte. La rencontre s’est faite grâce à Pierre Billon qui m’avait mis en contact avec lui. Nous avons travaillé ensemble à Nashville sur l’album où figure “Montpellier”, puis sur l’album “Entre Violence et Violon”.
Quelle chanson reste pour vous la plus emblématique de votre parcours ?
Ce n’est pas moi de le dire, c’est au public. Évidemment, il y a des chansons chères à mon cœur pour des raisons personnelles comme “Salut les Amoureux” qui se rattache à mon histoire sentimentale. D’ailleurs Joe Dassin le répétait souvent : “Tout le monde croit que je chante mes chagrins d’amour alors que je chante les chagrins d’amour de Claude Lemesle”. C’était aussi sa chanson préférée parmi toutes celles qu’il chantait.
En 2025, “Dans les yeux d’Émilie” enflamme encore les stades. Comment expliquez-vous la longévité de cette chanson ?
Beaucoup de monde pense que l’histoire a démarré avec le rugby alors que c’est sur les terrains de basket que cette histoire a démarré. Dans le sud-ouest avant un match, les joueurs de basket s’échauffaient au son des bandas, ces fanfares spécifiques, qui ont commencé à jouer le refrain de “Dans les yeux d’Emilie”. Cette chanson a dû plaire au public du rugby qui s’en est emparé. Ça a débordé sur la Coupe du monde de Rugby, puis plus récemment lors des derniers Jeux Olympiques. Et aujourd’hui le phénomène va bien au-delà. Dans beaucoup de fêtes, en particulier chez les jeunes, la chanson est jouée plusieurs fois dans la même soirée. On m’a envoyé un jour une vidéo prise dans un grande fête à Armentières, et n’allez pas m’expliquer d’Armentières c’est dans le sud-ouest (rires). Le public reprenait en chœur cette chanson. Elle a été numéro 1 dans les discothèques via le groupe Collectif Métissé. Il n’y a pas vraiment d’explications rationnelles car Emilie n’a jamais existé. C’est une histoire d’amour triste totalement inventée par Pierre Delanoë et moi qui avions choisi le prénom car il sonnait bien sur la musique.
Vous avez été le complice de Pierre Delanoë, figure tutélaire des paroliers français. Que retenez-vous de ce compagnonnage d’écriture ?
Nous avons beaucoup écrit ensemble pour Joe Dassin, pensant qu’écrire à deux ce serait plus facile pour lui imposer des choses, ce qui était d’ailleurs un leurre total. Joe était très perfectionniste, alors Pierre et moi nous nous encourageions l’un l’autre. Nous l’avions d’ailleurs surnommé « mec attachiant ». Malgré tout, qu’est-ce qu’il a eu raison d’être perfectionniste car aujourd’hui c’est complètement dingue de voir la pérennité du succès avec une immense diversité dans les thèmes, dans les couleurs musicales. Nous avons aussi écrit ensemble pour Nana Mouskouri, Nicole Croisille, Nicoletta, Alice Dona et Richard Anthony entre autres. De notre travail avec Pierre Delanoë, je retiens un grand bonheur de coécrire ensemble, de chercher ensemble. Ce sont de très, très beaux souvenirs. D’ailleurs, je vais chanter une chanson pleine d’humour que j’adore “Un Lord Anglais”, coécrite par Pierre et moi pour le texte et co-composée Joe Dassin et William Sheller pour la musique. A interpréter, cette chanson est un vrai bonheur.
Vous citez souvent Brassens ou Souchon, et vous admirez Gaël Faye. Quels auteurs actuels vous semblent porter haut l’art de la chanson ?
Parmi les nouveaux auteurs, je suis particulièrement impressionné par l’écriture de Gaël Faye. Lui vraiment, c’est un bon. Jeanne Cherhal écrit de très jolies choses. Des groupes comme La Rue Ketanou, c’est très bien aussi. Et puis même s’ils ne sont pas vraiment nouveaux, j’adore les Innocents. Je trouve que c’est très bien écrit, composé et chanté. Ce groupe mérite une place beaucoup plus importante que celle qu’il a actuellement. Il y a beaucoup de talents également dans la mouvance des musiques urbaines avec Oxmo Puccino. Chaque époque génère ses propres talents.
Vous animez des « ateliers de chanson » bénévolement. Pourquoi est-il si important pour vous de transmettre ?
J’ai commencé il y a 37 ans avec Alice Dona. Il n’y a pas de structure officielle, je les anime de façon entièrement bénévole. Aujourd’hui, j’ai décidé de ralentir. Je vais réduire les séances d’écriture à deux par mois. C’est important de connaître les limites de ses forces quand on arrive à mon âge.
Votre livre “L’art d’écrire une chanson” est devenu une référence. Quels conseils donneriez-vous à un jeune auteur qui se lance aujourd’hui ?
Je lui conseillerai de lire mon livre (rires !). Ce livre sorti en 2008 est devenu une référence, c’est ce que l’on me dit. C’est un livre technique, ce qui à priori n‘est pas très sexy, mais il a un certain succès. C’est vraiment étonnant. D’ailleurs une nouvelle édition a été publiée en 2024.
Vous travaillez actuellement sur plusieurs projets, dont une comédie musicale avec Patrice Leconte. Comment continue-t-on à se réinventer après 60 ans de carrière ?
Alors, il s’agit d’un conte musical « La jeune Fille Invisible » qui pourrait effectivement être une comédie musicale. Toutefois, soyons honnête, nous n’avons toujours pas trouvé de producteur à ce jour. C’est devenu très difficile de monter une production sur un sujet original. C’est beaucoup plus facile quand on aborde un sujet connu.
Dans vos cahiers, conservés depuis 1967, il y a sans doute des centaines d’idées encore inédites. Vous arrive t il de vous replonger dans ces cahiers pour en extraire une idée ?
Non jamais. Ce qui est passé est passé. Pierre Delanoë se replongeait parfois dans ses anciens cahiers lorsqu’il ne trouvait pas d’idée. Il y a peut-être des centaines d’idées dans mes cahiers mais il y en a des milliers dans la rue. Alors je préfère aller dans la rue. Au moins, ce sont des idées originales que je n’ai jamais eues (rires !). Je préfère être surpris, je préfère ce qui est nouveau.
Enfin, si vous deviez définir ce qu’est une chanson aujourd’hui, que répondriez-vous
Définir une chanson, c’est un bien grand mot. Comme le disait Dassin une “chanson c’est une petite chose qui a une grande importance”. Il ne faut pas se prendre la tête parce que l’on est auteur de chanson. C’est effectivement une petite chose, mais dans la vie des gens, c’est important. Une chanson part de la rue pour revenir dans la rue. Et dans le meilleur des cas et ça je l’ai dit un jour à Michel Fugain qui le répétait sur scène dans ses spectacles : “Un grand poème, c’est l’âme d’un homme, une grande chanson c’est l’âme d’un peuple”. Les peuples se retrouvent derrière les chansons qu’ils reprennent ensemble. Quand ils manifestent dans la rue, quand ils font la fête à la fin d’un anniversaire, les gens chantent. Et puis la chanson, c’est elle qui m’a permis de vivre, donc je la remercie. Ce n’était quand même pas gagné d’avance de vivre toute ma vie avec des chansons. Il y a eu un miracle. J’ai été très gâté et j’en ai bien conscience. C’est assez incroyable tout ça. La plus belle récompense, c’est cette photo reçue de mon ami Patrick Simonin journaliste à Tv5monde, la photo d’un d’un texte d’une de mes chansons qu’il a vu exposé sur le mur d’un petit village d’Ardèche. Une personne avait recopié à la main les six derniers vers de “Il faut vivre” que j’avais écrit pour Reggiani. Cette personne avait écrit ça comme ça pour donner un peu de courage aux habitants de la commune. Et ça c’est mieux que tout. Comme disait Joe Dassin : “on fait des chansons pour aider les gens à vivre”. Et là, c’est vraiment le cas. Ce qui compte c’est de faire les choses avec sincérité, avec authenticité, avec le cœur pour donner aux gens quelque chose qui les aide un peu à vivre. Avoir tenté de le faire et parfois réussi est ma seule fierté.
Jean-Christophe Mary










