Bien plus qu’un trompettiste surdoué, Ibrahim Maalouf a réussi l’exploit, en quelques années, de dépoussiérer le jazz auprès du grand public. Omniprésent sur les scènes françaises et internationales, et même au cinéma, le musicien ne cesse de surprendre par ses projets ambitieux. Éloignés, toujours, de l’élitisme comme de la facilité.
« Je suis né le 5 Novembre mais à cause des bombes, mes parents ne purent me déclarer à l’état civil qu’un mois plus tard. » C’est dans un pays en guerre, le Liban, qu’Ibrahim Maalouf émit son premier souffle, en 1980. Situation intenable qui poussera ses proches à s’exiler en banlieue parisienne. Et si, engagé dans des études scientifiques, il cultiva longtemps le désir de devenir architecte pour « reconstruire son pays », il décide au final, en 2002, de cimenter l’humanité autour de la musique. Vecteur de liberté. L’histoire de son pays de naissance – où il se rend chaque année – continuera malgré tout de le hanter. « Je suis loin d’être capable de cacher ma souffrance lorsqu’il s’agit de parler du Liban ou du Moyen-orient » confiait-il ainsi en 2012 au magazine Mondomix. « Je fais en musique ce que je ne sais pas exprimer avec les mots », résumait-il dans un autre entretien.
Génie dans les gènes
Tous les enfants ayant connu la guerre sont-ils destinés à faire de grandes choses ? La réponse est évidemment non, bien que certains éléments puissent y contribuer. Ainsi une famille d’intellectuels et d’artistes favorise-t-elle l’émergence du génie. Et Ibrahim Maalouf n’échappe pas à cette logique : son père, en effet, n’est autre que le trompettiste de renom Nassim Maalouf ; sa mère, Nada, une grande pianiste. L’écrivain Amin Maalouf ? C’est son oncle. Le journaliste, poète et musicologue Rushdi Maalouf ? Son grand-père. Dans cet environnement ouvert sur la culture et les arts, Ibrahim apprend ainsi les rudiments de la trompette classique dès l’âge de 7 ans. A 9 ans déjà, il accompagne son père dans ses tournées en Europe et au Moyen-Orient. A 15 ans, Ibrahim se fait remarquer des musiciens professionnels en interprétant avec brio un concerto de Bach, considéré comme très ardu.
Un instrument sur mesure
Mais bien plus qu’une simple aptitude aux instruments à vent, Nassim Maalouf transmit à son fils une marque de fabrique. Via une invention de son cru : la trompette à quatre pistons. Deux ans de collaboration avec les facteurs de cuivre Selmer, à Paris, auront été nécessaires à sa confection. « Mon père l’a inventée il y a plus de quarante ans. J’ai toujours joué avec celle-là, expliquait Ibrahim à un journaliste de Citizenjazz – en 2008. J’ai passé tous mes concours avec cette trompette ; je n’utilisais simplement pas le quatrième piston. C’est un piston supplémentaire qui permet de baisser d’un quart de ton, de manière à pouvoir jouer tous les modes arabes et orientaux. » Aujourd’hui, Ibrahim Maalouf est le seul musicien à maîtriser un instrument si atypique.
Succès sans excès
Brillant élève au conservatoire de Paris, rapidement bardé de prix, Ibrahim Maalouf obtient sans mal la reconnaissance de ses pairs. Celle du grand public ne tardera pas à suivre. Son album « Illusions », sorti en 2013, devient ainsi la clé de son succès – bien réel, pour le coup. Car Ibrahim remporte avec celui-ci une Victoire de la Musique dans la catégorie « Meilleur Album de Musiques du Monde ». Et par extension l’intérêt d’un auditoire plus populaire. « C’est un moment historique pour lui et pour tous les musiciens puisque c’est la première fois en 29 ans que les Victoires récompensent un projet uniquement instrumental. » Peut-on lire en introduction à la biographie d’Ibrahim Maalouf, publiée sur son propre site. Fier, il l’est aussi de signer l’année suivante la BO du film « Yves-Saint-Laurent », vainqueur du César de la Meilleure Musique. Ibrahim, pourtant avare en interviews, ne cessera dès lors d’occuper le devant de la scène.
Entre sacrifice et liberté
Comment justifier un tel attachement au jeune trompettiste ? Peut-être par la capacité d’Ibrahim Maalouf à véhiculer un état d’esprit. L’idée qu’il n’existe, au fond, aucune limite infranchissable. Professeur au conservatoire d’Aubervilliers de 2006 à 2013, Ibrahim s’attache à défendre une pédagogie bien personnelle, axée sur l’improvisation. Une caractéristique de la musique orientale que le trompettiste a su ériger en précepte. Ainsi peut-il se vanter de n’avoir jamais suivi un quelconque cours de solfège, privilégiant, toujours, le travail à l’oreille. Cette totale liberté de création invite le musicien à toucher à tous les styles musicaux, à côtoyer tous les univers. Au risque de se couper de ses premiers soutiens : « Je ne suis plus en contact avec [mon père] depuis un moment, admettait-il dans un entretien accordé à Mondomix en 2011. Je suppose qu’il ne supporte pas que je me sois éloigné de ce qu’il faisait, des fondements de la tradition. »
Entourage éclectique
Qu’importe si Ibrahim Maalouf a atteint un point de non retour ; son idéal de mélange des genres ne le quitte désormais plus. En témoigne la (nombreuse) liste des artistes avec lesquels il a contribué ces dernières années. Parmi eux, Grand Corps Malade, Juliette Greco, Piers Faccini, Sting, Vincent Delerm, Tryo, et plus anciennement Amadou et Mariam, M, le groupe occitan Dupain, ou encore la regrettée Lhasa de Sela, en partie responsable de son amour pour l’impro. Quant à sa collaboration avec le rappeur Oxmo Puccino sur l’album « Au pays d’Alice », apparu dans les bacs fin 2014, elle synthétise plus que jamais ce à quoi le trompettiste aspire : « Je me suis senti proche de la folie de ce livre qui me permettait d’exprimer plein de métissages, d’imbriquer toutes sortes d’éléments sans avoir de compte à rendre. »
Total contrôle
Ibrahim Maalouf ne pourrait d’ailleurs probablement pas disposer d’une telle liberté s’il n’avait créé en 2006 son propre label : Mi’ster. Savant jeu de mot évoquant tout à la fois la classe et le caractère inclassable de son fondateur. Son triptyque constitué des très intimes « DIA », les albums « Diasporas, Diachronism et Diagnostic » – qu’Ibrahim associe volontiers à une « psychothérapie » – sont ainsi les premiers disques issus de son label personnel. Même si via Mi’ster, le trompettiste s’est également mis au service des autres en produisant notamment un album de la chanteuse de jazz suédoise Isabel Sörling et le retour sur scène de Natacha Atlas, aussi attirée que lui par les passerelles musicales entre orient et occident.
Et maintenant ?
Après un hommage appuyé à Miles Davis dans l’album « Wind » (2012), Ibrahim Maalouf propose cette année une double ode à la femme, incarnée par les albums « Red & Black Light » et « Kalthoum », prévus pour le 25 septembre. C’est précisément avec une longue chanson tirée du répertoire de la célébrissime cantatrice égyptienne Oum Khaltoum qu’Ibrahim se produira cet automne, en quintet, dans le Sud-Est. « J’ai choisi une figure emblématique, véritable monument de l’histoire du peuple arabe, et qui est par ailleurs la voix que j’ai le plus écoutée depuis ma toute petite enfance », justifie-t-il dans le descriptif de son nouveau projet. Une bonne occasion pour le trompettiste iconoclaste de décliner l’ampleur de son talent : entre tradition et modernité, moments de grâce et frénésie improvisée.