Le 10/10/2024 à La Seine Musicale – Paris (75).
Un enchantement que cette comédie musicale tirée du film de Mathieu Kassovitz porté par Vincent Cassel, Saïd Taghmaoui, Hubert Koundé récompensé du prix de la meilleure mise en scène au Festival de Cannes en 1995 puis du César du meilleur film en 1996. Jusqu’ici tout va bien ! En entendant cette phrase, les spectateurs qui découvraient le film La Haine, étaient alors sous le choc. Sur fond d’écran noir, la voix du personnage de Hubert avait profondément marqué toute une époque. Déflagration esthétique et sociale, le premier long métrage de Kassovitz racontait les maux de la France des 90’s, ses violences policières, les inégalités territoriales et mettait sous les projecteurs un genre musical en pleine ascension : le rap. Trente années après, le monde a beau avoir été bouleversé, certaines choses n’ont malheureusement pas changé. Et elles ont donné envie à Mathieu Kassovitz de reprendre l’histoire là où il l’avait laissée à travers une nouvelle phrase toute aussi forte : Jusqu’ici rien n’a changé ! Étonnante aventure. D’habitude, c’est à partir des comédies musicales que l’on adapte un film ; là, c’est l’inverse. Au milieu de l’année 2019, le réalisateur rencontre le producteur Farid Benlagha Le Hazif. Frappés par la ressemblance entre l’époque actuelle et celle du film, mais aussi portés par le désir de rendre hommage à l’explosion du rap en France, le duo souhaite donner une seconde vie à cette œuvre. L’idée d’une comédie musicale mélangeant le théâtre, la musique, la danse, le cinéma, associés aux nouvelles technologies prend forme. Et ça marche ! Le metteur en scène Serge Denoncourt et Mathieu Kassovitz ont travaillé sur l’adaptation et structuré le livret qui reprend l’histoire originale du film, tout en offrant de nouvelles perspectives sur les personnages, les scènes mythiques du film. Cette adaptation live donne une nouvelle force musicale, vivante, et spectaculaire qui monte en puissance au fil des tableaux. Nous sommes en 2024. On suit sur une journée les péripéties de trois jeunes amis : Vinz, jeune juif, au tempérament agressif, qui souhaite venger la mort de leur ami commun Abdel abattu par un policier, Hubert, jeune homme noir pacifiste qui ne pense qu’à quitter la cité pour une vie meilleure et se refuse à provoquer la police, et Saïd, jeune maghrébin, qui tient un rôle de médiateur entre Vinz et Hubert. Sous la direction musicale du compositeur Proof, les chorégraphies signées Emilie Capel et Yaman Okur s’enchaînent dans les rues de banlieue et de Paris sur fond de photos, vidéos et changements de décors à vitesse record.
On y voit des images d’actualités des émeutes des 90’s, des portraits sur la déportation des juifs, des affrontements en CRS et jeunes de cités, des bagarres, des poursuites. Une tension permanente alimente la musique électrique et flamboyante composée par Proof, mâtinée de rap et d’électro. Pour étoffer le spectacle, l’entreprise montréalaise Silent Partners Studio, créateurs et d’images pour la scène et l’écran a produit des images animées numériques d’une qualité absolument bluffante. Chorégraphies urbaines, battle de danse hip hop s’épousent alors sans temps mort. L’inventivité, l’efficacité redoutable de la mise en scène qui recombine coins et recoins du décor blanc et noir et les fait glisser tel un puzzle dansant sur le plateau — les rues de la Cité des Muguets s’ouvrent ainsi pour devenir une rame de métro, l’intérieur d’un appartement chic parisien ou les toits de Paris – ajoutent à une poésie urbaine et le mal de vivre de toute une génération. Ici, Sarah éprise de Vinz flotte dans le ciel pour mieux symboliser leur amour et désir d’une vie à deux ailleurs, … Clins d’œil, facéties : la mise en scène joue avec les codes du hip hop et les magnifie. La distribution est merveilleuse. Sur les deux actes, on est stupéfait de voir comment, dans cette talentueuse troupe, tous se révèlent aussi excellents chanteurs et danseurs. Tous sont aussi athlétiques et gracieux dans leurs attitudes que émouvants dans leurs textes déclamés ou rappés. La mise en scène nerveuse et le montage serré vont aussi dans ce sens. C’est joué avec une telle précision et un tel naturel qu’ on ne peut qu’adhérer. Les dialogues sont savoureux et fusent à la vitesse de la lumière : « Si Bardella il passe moi j’me barre de là », « les gens croient en Dieu mais Dieu lui est-ce qu’il croit en nous ? ». Sans oublier le « Jusqu’ici tout va bien. L’important c’est pas la chute, c’et l’atterrissage ». Pour cette adaptation de l’écran à la scène , le coup d’essai est un coup de maître. Tout y est fluidité. De la danse à la musique à mise en scène. L’histoire d’une jeunesse meurtrie mais qui ne perd pas qu’au final seul l’Amour compte. Une renaissance. Ce spectacle puissant s’adresse à ceux qui ont grandi avec le film, mais aussi à toutes les nouvelles générations, prêtes à (re)découvrir ce récit marquant. Courez-y : deux heures durant, vous aurez du mal à reprendre votre souffle.
Jean-Christophe Mary
Photo : Anthony Ghnassia