FRED NEVCHÉ

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Amoureux des mots, poète moderne et figure centrale de la chanson à Marseille, Fred Nevché lie ses activités comme il lie les mots à la musique : avec passion. Il sort son opus le plus intime : le copieux “Emotional Data”. Rencontre. 

Pour la création de votre nouvel album, “Emotional Data”, vous êtes entourés d’une jolie liste de complices et collaborateurs : Simon Henner, votre fils Jim, Julien Sabourin…

Oui ! J’avais déjà travaillé avec Simon sur “Valdevaqueros”, puis sur le projet autour de Lou Reed. Lors du projet de ce nouvel album, nous nous sommes demandé comment faire la synthèse entre les deux. Nous n’avions tous les deux que six jours pour réaliser l’album. Nous avons fait six morceaux en six jours. Je suis arrivé avec des compos, et il a a arrangé, ajouté batteries et synthétiseurs, augmenté les tempos… Nous n’avons pas eu le temps de travailler toutes mes compos, et j’ai travaillé dessus avec mon fils, Jim, qui avait déjà participé à mon EP “Villa Valmer”. Ce qui est beau, c’est comment il s’est inspiré du travail de Simon, il a essayé de suivre ce qui avait déjà été fait, d’être au plus prêt des intentions artistiques. Ça m’a ému, c’était un très beau moment ensemble au studio. On ne sait jamais ce qu’on transmet aux enfants, mais j’essaye de le faire accéder à tout ce à quoi j’ai moi même accès. Au mixage, j’ai travaillé avec Julien Sabourin, c’était également extraordinaire ! En fait, entre la réal de Simon et Jim, le travail de Julien à Paris et le mastering à Miraval, dans le studio de Brad Pitt, j’ai le son de mes rêves, je ne peux pas dire mieux ! J’ai rêvé de ça, le mélange de douceur, de musique électronique et en même temps cette patine… c’est quand même un studio d’où sont sortis “The Wall” des Pink Floyd ou “Fantaisie Militaire” d’Alain Bashung !

La notion d’intimité est fortement liée à cet album, à la façon dont il est décrit, également. À quel point l’intimité a-t-elle été nourricière, inspirante ?

Je trouve que j’ai ça en commun avec Nicolas Matthieu, par exemple [Prix Goncourt 2018 et auteur de l’un des morceaux de l’album, NDLR] et avec Milène Tournier : comment l’ultra-intimité devient quelque chose de l’ordre du commun, de l’universel. Ce n’est pas de l’impudeur, c’est donner à chacun la possibilité d’entrer non pas en moi, mais en soi. D’ailleurs, depuis que j’ai sorti “Emotional Data”, je reçois des messages comme jamais. C’est sans commune mesure, et les gens me parlent de leur vie. Les histoires que je raconte, c’est leur vie à eux. C’est magnifique.

On vous connaît un grand amour pour la poésie, dans le travail de votre compagnie mais également dans vos textes. Les envisagez-vous comme des poèmes ?

Toujours, oui. J’écris des textes sur des carnets, j’écris des poèmes. Trois bouts de phrases, c’est un poème, ça se suffit ! Il m’est venu l’autre jour : “je trouve ça beau qu’on soit si imparfaits”. Je l’ai noté, ça peut être un haïku, c’est plein de potentiel ! La poésie, c’est quand même ce qu’il y a de plus proche de la chanson… Elles sont très reliées, ça me semble comme une évidence. Je rêve toujours d’écrire des romans, je commence, puis au bout de cent pages, ça devient dix chansons !

Comment se passe ensuite le travail de mise en musique lorsque vous partez d’un poème ?

J’écris, je compose la nuit, des bouts de phrases. Je pose ensuite les accords. Rarement l’inverse, car je galère beaucoup plus dans l’autre sens. Déclamer, c’est facile, je sais le faire. Ce qui est difficile, le gros défi, c’est d’avoir une mélodie, avec les mots qui s’y fondent. Ça, c’est magique. Prenez mon morceau “Ta lumière”, par exemple. C’est un morceau talisman. D’abord, je ne l’ai pas écrit, je l’ai rêvé ! Je rêvais que je chantais cette chanson à la femme d’un ami qui est décédé dans un accident de voiture, à son enterrement. Un matin, je m’en suis souvenu et je l’ai notée. Je lui ai envoyée, et elle m’a dit que c’est de cette façon qu’elle appelait son petit garçon, “ma lumière”. Je ne le savais pas. Chaque morceau est différent, c’est une aventure.

Lier les lettres et la musique, c’est d’ailleurs la base du travail effectué à travers votre compagnie Les Dits Sont De Là, et avec les artistes qui en font partie.

Oui, c’est tout à fait au cœur du travail que nous faisons : lier les textes à la musique, par tous les fils possibles : la déclamation, le rap avec Iraka, la chanson avec Martin Mey… Moi, ce qui me plaît, c’est comment faire apparaître le langage et la musique. Je pratique quelque chose que l’artiste Chassol a complètement théorisé : depuis que je suis petit, j’entends des phrases et je les mets en musique, j’entends leur mélodie. J’emprunte au réel les mélodies, et les chansons naissent ainsi. Quand je fais travailler les enfants sur comment composer une chanson, j’aime partir d’une phrase. Comme disait Flaubert, à force de la répéter vous trouvez la bonne façon de la dire. Si c’est la bonne façon, il y a une mélodie cachée dedans, et vous pouvez donc la chanter. Dans la compagnie, je mets en place des créations, des ateliers d’écriture, de poésie, de musique, des résidences, des connexions entre les arts…

Vous avez sorti en 2009 un album intitulé “Monde nouveau, monde ancien”. Quel regard portez-vous sur l’évolution de la musique, de son industrie, d’internet… ?

On nous a sortis de la table des négociations. C’est comme si nous étions les acteurs principaux d’un banquet mais qu’on restait dehors. Nous sommes dans une sorte de prison, mais à l’extérieur : on ne peut pas choisir les taux. Prenons Spotify ; en tant  qu’indépendants, on nous dit : “toute votre vie, vous toucherez de l’argent”. Oui, mais t’as vu le prix de ce qu’on gagne par écoute ? C’est 0,001 centime ! On a fait cinq millions d’écoutes avec le Lou Reed, on a touché 2500 euros … Cinq millions ! Je n’ai rien à dire de plus. Je ne sais plus ce qu’on doit faire pour gagner notre vie. Avant, je pensais qu’en tant que boulanger, on vendait du pain. Maintenant, on n’est même plus ceux qui sèment les grains de blé dans les champs. Alors je suis un peu trash, mais j’essaye de me servir des réseaux sociaux de la manière la plus humaine et la plus sincère possible… C’est pour ça que j’ai fait “Emotional Data” d’ailleurs… Le titre de l’album parle clairement des données émotionnelles.

Vous êtes co-fondateur du festival de chanson française et francophone Avec le Temps, et on observe les derniers temps un véritable retour de la chanson française, de sa popularité, d’artistes et de publics jeunes autour d’elle. Qu’en pensez-vous ?

C’est fantastique ! Moi, j’ai toujours chanté en français, ça n’a jamais fait débat. J’ai beaucoup d’admiration pour plein d’artistes des dernières années : Claray Ysé, Fishback, Cléa Vincent, Sammy Decoster… Ce qui me semble important, c’est qu’aujourd’hui, tout le monde est décomplexé ! J’ai l’impression d’avoir participé à ce mouvement qui dit qu’on peut chanter en français, sans être instantanément ringard ou chiant ! Il y a des gens qui ont une super plume dans plein de styles différents ; je pense également à Booba, PNL ou Odezenne, Orelsan… il y a tant de choses. Les gens qui disent que ça ressemble à tel ou tel autre truc, ça m’énerve : on compare souvent Juliette Armanet à Véronique Sanson mais, putain, il faut l’écrire, “Le dernier jour du disco” ! Elle est ouf cette chanson ! Stromaé, il faut les écrire ses chansons ! Je l’ai attendue, moi, cette période où on peut mélanger la chanson à l’électro, à la java, dire ce qu’on veut, être moins sérieux.

Lucie Ponthieux Bertram

Le 27/04/2024 au Télégraphe – Toulon (83).

frednevche.com

Photo : Bertrand Jamot.

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