Certes j’ai déjà rédigé plusieurs comptes rendus dithyrambiques sur des concerts au Mas des Escaravatiers tant les soirées que j’y passe se suivent et heureusement se ressemblent, ce depuis l’inauguration il y a 6 ans, qu’en voisin, je n’ai vraiment pas manquée. Comme un scientifique qui considère qu’il peut valider une hypothèse de travail dès lors que le phénomène observé est reproductible, je pense donc qu’au jour d’aujourd’hui, j’ai mené aujourd’hui assez d’expérimentations semblables pour pouvoir vous proposer une méthodologie objective et scientifiquement établie pour passer une soirée au Mas.
Tout d’abord il s’agit de chez vous de choisir l’artiste parmi ceux qu’offre la programmation touffue proposée chaque saison : au vu des conditions exceptionnelles de proximité et d’authenticité qui vous seront proposées sur place, choisissez un artiste qui fait référence dans son style musical et dont l’expérience et l’aura artistique et professionnelle fait qu’il est totalement impossible qu’il se présente sur scène avec un groupe composé d’autres choses que de « tueurs », triés sur le volet et jouant ce qu’ils ont à jouer à la perfection. Des exemples des meilleurs groupes que j’ai vu là bas : Touré Kunda, Toots & the Maytals, Morgan Heritage et avant-hier Maceo Parker ! A l’énoncé de ces noms vous commencez à comprendre le concept de soirée-concert inoubliable au Mas.
Ensuite la soirée doit se dérouler selon un plan d’organisation vraiment précis qu’il faut suivre à la lettre. Partez de chez vous assez tôt pour arriver sur place vers 21 heures (pas après). Réglez au plus vite les formalités d’accès et dirigez vous directement au bar. Non dénués d’un certain sens des affaires qui rend leur établissement pérenne, les responsables du Mas, qui est à la base un domaine viticole, ont bien compris que la distribution directe était l’avenir de l’agriculture de qualité. Ils proposent donc un excellent rosé autoproduit bien frais. Commandez en un verre si vous êtes seuls ou une bouteille si vous êtes en groupe. Attention, même si c’est une étape agréable, c’est aussi un piège à éviter car vous pouvez à ce moment croiser un ami qui vous détournera de votre but ultime et peut vous retarder par sa sympathie et susciter chez vous de l’empathie au vu des nombreux bons moments passés en sa compagnie. Dites lui bonjour furtivement, outré sur le moment, en fin de soirée il comprendra votre indifférence, ou plutôt saura reconnaître chez vous la force de caractère qui vous incite à aller à l’essentiel.
Ensuite muni de votre élixir vous n’avez plus qu’un but : vous poster devant la scène, pas à 1, 2 ou 3 mètres devant, non ! Juste au pied des musiciens. Ne bougez de cet endroit sous aucun prétexte, d’autres pourrez vous imiter et vous détourner de votre finalité. Là, vous pouvez enfin socialiser car autour de vous se trouvent les mélomanes les plus accros, atteints du même syndrome que vous. Evoquer ensemble votre pathologie vous fera patienter jusqu’au début du concert.
Le concert débute enfin et là c’est la musique, rien que la musique, les cuivres qui vous sautent à la figure, les amplis sur scène qui vous projettent leur saturation, la grosse caisse et l’ampli basse que vous percevez en plein cœur. Le chanteur et les choristes échangent avec vous des regards de compassion positive. L’émotion est à son comble. Maceo Parker ce fut LE funk. Comme Morgan Heritage fût avant lui LE reggae new roots, Touré Kunda LA world music sénégalaise ou Toots LE soul reggae. Une démonstration, une leçon, un bréviaire, une méthode, une quintessence, un concentré. Des musiciens qui jouent tout ce qu’ils doivent jouer pour exprimer leur style et rien d’autre. Rien à retirer, rien de rien, ils ne font que ce qu’il faut faire. C’est implacable, si parfait que s’ils n’étaient pas si proches de vous en chair et en os, ils paraitraient presque irréels. Je ne sais pas si j’arrive à me faire comprendre mais on touche à mon sens à une telle perfection dans l’expression musicale qu’il est pour moi presqu’impossible d’attendre quoi que ce soit d’autre. Je n’attends ni surprise, ni rencontre, je veux conserver tout mon potentiel émotionnel pour la musique qui me soustrait dans ces moments là, au restant du monde qui m’entoure. Maceo Parker ? Séducteur, sûr de lui, si porté par la maitrise musicale de son style que son sens du partage rayonne. Le bassiste ? Technique, groove, fantaisie, maîtrise. Le clavier ? Rythme, feeling et créativité. Les choristes ? Classe new yorkaise et rage 60’s. Le batteur ? Pur groove, feeling, musicalité, le tromboniste ? Justesse, chic et élégance. L’ensemble ? Le funk, lui et seulement lui, comme il doit être joué, juste normal au sens premier du terme, donc magnifique, extraverti, maitrisé, transcendant.
Dans ces moments là, je ne suis pas blasé, je ne suis pas surpris, je ne suis pas hystérique ni survolté. Je suis juste moi-même, habité par cette musique dont on prend conscience dans ces moments d’extase qu’elle fait partie de nous, comme une partie de notre corps qu’on aime bien. Qui aime à observer le dessin de ses mains, les traits de son visage ou les expressions de son sourire ne leur demande pas de les surprendre, jamais, c’est une satisfaction qui nous accompagne, nous porte et nous fait prendre conscience de ce que l’on est, juste cela. L’ataraxie, si simple et en même temps si intense de se sentir exister d’une manière qu’on considère essentielle et juste. Le bonheur.
Emmanuel Truchet