Tour à tour romantique, engagé ou paillard et âgé d’à peine 88 ans, l’éternel Pierre Perret défend toujours la chanson française guitare à la main sur scène, venant même de finir d’enregistrer un énième album ! Il se livre sur ses influences littéraires, ses succès, son regard sur le monde adulte, l’industrie musicale et le soutien de Georges Brassens et Boris Vian à son égard. Légendaire.
Dès votre premier 45 tours en 1957, vous avez toujours fait preuve d’une dextérité hors du commun avec la langue française. D’où pensez-vous que vous vient cet amour de la langue ?
C’est la matière qui m’a le plus intéressé quand j’étais gamin, dès que j’ai fait mes premières armes à l’école primaire. Il n’y avait que ça qui m’intéressait ! J’étais totalement terrifié par toutes les histoires de robicot qui fuyaient pendant que le train passait à 65 à l’heure, enfin, le calcul mental et tout ça. J’étais au bord du suicide à chaque fois. (rires) En revanche, la plupart des rédactions qu’on faisait sur tel ou tel sujet comme on faisait dans les écoles primaires jadis, alors là, j’étais toujours cité. On les lisait aux autres élèves. Alors pourquoi ? J’en sais rien. Peut-être qu’il y avait déjà une imagination fertile, mais elle n’a été que amplifiée par la suite. J’ai vécu mon enfance dans le « Café du Pont » de mes parents qui était près de l’usine. C’était une tour de Babel où il y avait un tas d’ethnies improbables qui venaient des quatre coins de France et qui avaient un langage luxuriant. Moi, je laissais toujours traîner mes étiquettes dans ce coin-là parce que j’étais une éponge, je captais tout ça et tout m’intéressait. Finalement, la seule chose qui m’emmerdait à l’époque, c’était de repartir à l’école. J’étais content quand je quittais l’école pour revenir au café de mes parents et retrouver les clients. (rires)
Typiquement, comment composez-vous un morceau ? Avez-vous développé une technique ou une routine qui vous permet d’être plus efficace ?
Non, je n’ai aucune technique. La seule chose que j’ai, c’est que je suis un garçon opiniâtre. Quand je m’accroche à quelque chose, je ne lâche plus l’affaire jusqu’à ce que j’aie trouvé le mot. Parfois, ça m’a pris 30 ans pour trouver un mot dans une chanson pas terminée à cause d’un mot manquant.
Votre talent pour les mots semble révéler que vous lisez beaucoup…
J’ai toujours aimé la langue. Quand j’étais au conservatoire en classe de musique et en même temps de déclamation dramatique, et que je me suis trouvé confronté à des textes de Racine, de Molière, etc., j’ai été absolument terrifié devant le vide sidéral qui était le mien. J’ai commencé à lire, à m’éduquer. À ce moment-là, j’ai eu de la chance de tomber sur un mentor qui m’a mis entre les mains des bouquins fabuleux. Ça allait de [François de] Malherbe à Anatole France. C’est là que j’ai découvert [Paul] Léautaud – à l’époque, j’avais 14 ans. Après, c’était impossible pour moi de me décrocher de ça. L’amour et l’exploration de la langue française a été de plus en plus crescendo à partir de ce moment-là. J’ai lu très, très tôt de tout ! J’ai lu tout ce que j’ai pu. Ça allait de [Gabriel] Garcia Márquez aux surréalistes en passant par [Louis-Ferdinand][Céline] dont j’ai admiré la langue et que j’ai appris à détester cordialement tellement il était antisémite et antipathique, mais tout ça m’a nourri de petites choses. Je lisais Blaise Cendrars, je lisais les romanciers nouveaux, même Mme [Françoise] Sagan, pour voir ce qui se passait là-dedans. Pour moi, tout ce qui s’est écrit à toutes les époques m’a toujours intéressé, mais j’étais loin de penser un jour faire des chansons.
Comment est-ce venu ?
Quand j’ai commencé à écrire des chansons, je me souviens que j’avais amené mon premier enregistrement à Georges Brassens – que je voyais tous les jours à l’époque – et le seul commentaire qu’il m’a fait a été la chose qui m’a marqué le plus de sa part – parce qu’il y en a eu des tas d’autres qui m’ont plutôt navré, mais ça c’est encore une autre histoire – mais la seule chose qu’il m’ait dite que j’ai retenue pour le restant de mes jours, c’est: « Tu vois, quand ta chanson est finie, c’est là que le boulot commence. » Et après, eh bien, j’ai toujours compris qu’il valait mieux remettre sur le tapis. Là, je viens de terminer un album et ça me donne un peu le vertige parce qu’il y a trois ans et demi que j’étais dessus, mais j’ai constaté que pour chacune des chansons, il n’y avait pas moins de 30 à 35 versions différentes. Quand je dis ça à un gamin qui démarre et qui veut écrire des chansons, il me regarde avec des yeux comme des soucoupes et il se dit « le papy, il est fou, là ». (rires)
Dans vos derniers albums, on remarque que votre esprit est toujours aussi affûté. Vous suivez une gymnastique intellectuelle pour cela ?
C’est celle que j’ai toujours eue, mais multipliée par dix.
Retour sur votre carrière. En 1970, quand vous avez quitté les Disques Vogue, vous avez créé votre propre label, Adèle, distribué par Sonopresse. À l’époque, c’était très précurseur d’être un artiste qui contrôle ces aspects-là…
On a été parmi les premiers à vouloir être indépendants. Il n’y en avait qu’un en face avec qui on a tenté l’aventure, – parallèlement, parce qu’on n’avait rien à voir l’un avec l’autre – c’était [Henri] Salvador. Il a fondé la première maison qui s’appelait « Rigolo », et moi, j’ai fondé « Adèle » en souvenir de la première chanson que j’ai écrite qui s’appelle « Moi, J’attends Adèle ». On voulait notre indépendance, on voulait être emmerdés par personne, choisir ce qu’on voulait. Quand des gens me disaient « Tu sais, il ne faut pas qu’une chanson dépasse 2 minutes 25 », je disais « Bon, au revoir, monsieur ! » (rires) « À la prochaine ! »
Est-ce que vous pensez que c’est cette liberté de mouvement qui vous a permis de sortir « Le Zizi » en 1974 ?
Ah, complètement ! Et puis, de toute façon, je ne me suis jamais rien refusé. À partir du moment où la facture n’est pas racoleuse, vous pouvez dire ce que vous voulez. Le tout, c’est de ne pas racoler bassement n’importe quoi. Cette hypocrisie a été la nôtre depuis la nuit des temps: ne pas vouloir nommer les choses par leur nom. Parler du sexe était une honte terrible ! Bon, aujourd’hui, on ne parle que de ça… mal, mais ça ne fait rien, on en parle. À l’époque, vous faisiez même une simple allusion à quoi que ce soit, vous étiez un monstre. Donc, c’est pour ça que j’ai voulu désacraliser en même temps que démocratiser le propos et qu’on puisse l’entendre partout. Et l’arme la plus redoutable, c’est le rire. Ça a dépassé toutes mes espérances puisque je n’ai jamais eu aucun album qui a égalé ça. Et Dieu sait s’il y en a eu des chansons vendues, mais celui-là, ça a été un déferlement pendant une année, c’est 16 disques d’or ! Ce n’est pas rien.
Pour vous, était-ce un choix subversif délibéré pour titiller la France conservatrice qui venait d’élire Giscard d’Estaing ?
Oui ! Pour crever les tabous et l’hypocrisie de tous les médias, des bien-pensants qui nous gouvernaient jusqu’à cette époque-là… C’était ça ! C’était comme foutre un grand coup de pied dans la fourmilière. Ça n’a jamais été des recettes commerciales pour dire « ça, ça va se vendre » ou machin… Je ne me suis jamais préoccupé de ça, puis je m’en fous encore plus aujourd’hui. J’ai toujours suivi le flux « moral », entre guillemets, qui était le mien, à savoir: « Voilà. Ça, il faut que tu le dises parce que personne ne le dit. » C’est pas plus difficile que ça.
Avant ça, il y avait « Les Jolies Colonies de Vacances » qui a eu un impact colossal sur la jeunesse des années 60, 70, 80…
Alors ça, je ne m’y attendais pas du tout non plus… Il m’a surpris d’une façon incroyable. C’était pour moi une espèce de pochade. À l’époque, je sortais encore de la fin des boîtes puisque je commençais à chanter dans les théâtres sur scène, et j’ai dit à ma femme: « Tu sais, celle-là, je ne la chanterai pas sur scène. Je ne la mettrai pas, n’aie pas peur. C’est vraiment un truc trop déconnant. », mais j’ai tellement connu ça dans mon enfance. J’avais été dans toutes les colos où mes parents m’envoyaient, donc… Et je suis tombé du cocotier (rires) quand j’ai vu l’accueil que ça avait, toute la France qui chantait ça ! (rires) Complètement ! Et qui le chante encore, parce que je dis juste un mot en scène, je fais: « Les… » et toute la salle part ! (rires) J’ai même pas besoin de leur souffler les paroles, c’est eux, souvent, qui me les soufflent.
Depuis le début des années 70, il y avait aussi « La Cage aux Oiseaux » qui a probablement été chantée dans toutes les écoles primaires de France…
Ah oui, partout, oui.
Est- ce que vous aviez déjà conscience à cette époque-là que le créneau de la jeunesse était négligé ?
Non, non. Moi, je n’ai jamais été autre chose qu’un enfant. Voilà. Je n’ai jamais voulu sortir de l’enfance. L’adulte ne m’a jamais intéressé. Parce que les adultes ont toujours été les ennemis pour moi. Des gens qui raisonnaient et qui voulaient vous raisonner. Je n’ai jamais voulu qu’on me raisonne.
Quels sont les moments de votre carrière que vous vous remémorez avec le plus d’émotion ?
La fête de la Courneuve, par exemple, dans les années 70, où il y avait 200 000 personnes, ou les 80 000 des Vieilles Charrues à Carhaix avec un public de 25 ans qui chante vos chansons pendant 1 heure… Bon et puis après, c’est les premières émotions, surtout dans les cabarets… La première fois que j’ai chanté, il y avait le feu à la salle et je n’avais jamais chanté de ma vie. La nana qui était ma copine du moment à l’époque, et qui chantait aussi dans la même boîte, m’avait dit « Écris-moi des chansons ». Je lui ai dit « Mais moi, je ne sais pas écrire des chansons. » Elle me dit « Essaye ! », je lui ai dit « Bon bah, je vais essayer. » (rires) Parce que je m’en foutais ! J’avais rien à perdre. Et j’ai écrit trois, quatre chansons. Et après, un jour, on a vu Püppchen, qui était la compagne de Georges [Brassens]. La petite lui a dit: « Pierre m’a écrit trois ou quatre chansons mais on ne sait pas quoi en faire maintenant, il faudrait qu’on les fasse écouter dans une audition ou quelque chose ». Et Püppchen a dit à Georges: « Où est-ce qu’on peut les envoyer ? La petite, là, Pierre lui a écrit quatre ou cinq chansons… » et il a dit: « Bah, aux Trois Baudets ! Ils font une audition tous les mois. Elle n’a qu’à y aller, elle verra bien. » Et sur une trentaine qui avaient été entendus cet après-midi-là, elle a été une des trois seules retenues. Et ils lui ont dit à la fin: « Mais qui est-ce qui vous a écrit ça ? » Elle a dit « Il est là mais… il ne veut pas se montrer. » Je ne voulais pas me montrer tellement j’avais la trouille. (rires) Et je suis arrivé devant [Jacques] Canetti [le créateur du lieu – ndlr.] qui m’a dit « Mais qui vous a envoyé là ? » Je lui ai dit « Bah, c’est Georges. » – « Mais quel Georges ? » Je lui ai dit « C’est Brassens. En plus, il m’a donné une lettre de recommandation. » Et il me dit: « Pourquoi vous ne me l’avez pas donnée ? » – « Eh bien, » je lui ai dit, « Je ne voulais pas vous la donner avant, je préférais vous la donner après. ». Alors ça, ça lui a scié le cul. Et à côté, il y avait un lascar que je ne connaissais pas – qui faisait partie du jury où il y avait trois ou quatre personnes dans la salle pour juger les jeunots qui se présentaient, là – et donc, il était là, lui, et il m’a dit: « C’est toi, petit, qui a écrit ces chansons ? » J’ai dit « Oui, monsieur. » Là, il me dit « Écoute, je n’ai jamais dit ça de ma vie, mais toi, il faut que tu continues. » Je lui ai dit « Ah bah merci, monsieur. » Il me dit « Moi, c’est pas ‘monsieur’. Tu m’appelles Vian, et c’est Boris pour les dames. »
Vous avez été bien encouragés !
Oh bah, il y avait pire comme départ, effectivement. Les balbutiements étaient confortables à ce moment-là, oui.
Il y a des artistes français récents que vous suivez actuellement dont vous appréciez le travail linguistique ?
Il y a des jeunes qui ont des choses à dire et qui essaient de le dire avec sincérité, enthousiasme et voire un peu de talent, comme, par exemple, Les Ogres de Barback, entre autres. Il y a aussi des gens comme Olivia Ruiz ou Alexis HK. On a fait un album qui s’appelle « La Tribu » (2017) où tous ces jeunes-là ont choisi une chanson à moi pour la chanter, on a enregistré ça et c’est magnifique. Et, en général, tous ces gens-là ont des chansons à eux assez originales et remarquables pour qu’on le souligne.
Vos tours de chant actuels sont évidemment composés de vos grands standards…
Oh bah, la mariée est trop belle, vous savez, j’ai 500 chansons aujourd’hui… Pour faire le choix là-dedans, c’est plutôt douloureux. J’essaie toujours de privilégier les dernières maintenant, et je ne peux pas chanter de temps en temps « La Petite Kurde », « La Femme Grillagée », « Femmes Battues » ou les plus humoristiques parce que, dans la salle, on me demande toujours de toutes façons « La Corinne », « Le Cul De Lucette », « Le Tord-Boyaux », etc. « Le Zizi », n’en parlons pas… Je veux dire, il y a tellement d’incontournables que finalement, je fais un boulot de « fainéant », puisque c’est eux qui chantent tout le long du concert…
De tout ce que vous avez réalisé, quels sont les morceaux dont vous êtes le plus fier ?
Rien. Rien du tout. Je n’ai jamais été fier.
Pourtant vous interprétez souvent des morceaux plus obscurs que vous allez chercher sur d’anciens albums. Vous en avez bien qui, d’après vous, n’ont peut-être pas eu l’attention qu’ils méritent…
Oh, bah plein ! Plein ! Parce que les chansons qui n’ont pas bénéficié de passages radio ne sont pas connues, sauf celles que moi j’ai un peu défendues sur scène, mais il y en a qui ont échappé au naufrage, comme « Lily » par exemple, puisque les radios ne voulaient pas la passer. « Lily » a été connue uniquement parce que je l’ai chantée sur scène et l’ai défendue dans quelques télés, chez les copains, chez [Michel] Drucker et tout ça. Et maintenant, dans la salle, ils la chantent en même temps que moi.
Il y en a certainement d’encore moins connues qui vous tiennent également à cœur…
Mais bien sûr ! Mais toutes ! Plus des trois-quarts ! Vous pouvez prendre « Femmes Battues » ou « Riz Pilé » ou… Je ne les ai pas en tête, là… mais tout, vraiment tout, vous pouvez tout prendre ! Il y a plein de gens, heureusement, dans les salles, qui connaissent et me réclament souvent des chansons qu’il y a longtemps que je n’ai pas chantées. Je reprends beaucoup de chansons de tout le répertoire et certains parfois me disent que les nouvelles sont extra. Les « nouvelles », c’est « Jeanine » qui a 40 ans, c’est « Marcel » qui a 50 ans… Comme elles n’ont jamais été à la mode, elles n’ont jamais été démodées. C’est des chansons, comme vous l’avez souligné, où l’écriture, le français, est d’abord là, et quand on raconte une histoire dans la langue française, eh bien ça ne se démode pas si vous ne mettez pas ça sur un rythme de mode du moment. Toutes les influences musicales de toutes les époques, je ne les ai pas suivies, jamais. Et moi, je m’en fous, hein ? C’est d’abord la mélodie qui m’intéresse, la musique avant tout, mais les modes passagères… Voilà pourquoi mes chansons sont tout sauf démodées. Qu’on les aime ou on ne les aime pas, ça, c’est autre chose…
La mélodie est intemporelle. Vous ne pouvez pas savoir. Peut-être qu’elles vont resurgir dans 50 ans…
Voilà. Exactement. Je ne m’attendais d’abord pas du tout à ce qui m’arrive et au cheminement que j’ai eu, bien sûr.
Pour le moment la tournée continue…
Eh bien, je repars demain matin, il y a six ou sept villes devant moi dans les quinze jours qui suivent.
Vous êtes un grand exemple d’être encore debout sur scène à faire ce que vous faites…
Oh bah, je ne le fais qu’avec plaisir, parce que si un jour je m’ennuie une seconde sur scène, je ne serai plus là, ça c’est sûr, je ne continuerai pas. Je ne tricherai jamais.
Il est trop tard pour commencer à tricher. (rires)
(Rires) Oui, exactement !
Christopher Mathieu
Le 15/11/2023 au Palais des Congrès – Montélimar (26) et le 16/11/2023 à La Palestre – Le Cannet (06)